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vendredi 18 février 2011

Platon, Le Gorgias - Commentaire de texte 485e-486d

Le but de chaque homme dans la vie est de trouver le bonheur. Mais où se trouve-t-il ? Cela dépend de chaque personne et du style de vie que l’on souhaite adopter. Deux grandes manières d’atteindre ce but semblent pourtant se détacher des autres. D’une part, celle de l’attachement à l’âme, au sujet pensant, et d’autre part, celle de la connaissance réelle de notre quotidien. Dans ce cas, doit-on chercher le bonheur dans la quête philosophique de la vérité ou bien dans la connaissance politique et rhétorique du monde dans lequel nous vivons ?
Le Gorgias, un des dialogues de jeunesse de Platon, traite de ce problème. Nous pouvons notamment trouver à celui-ci une réponse relative dans l’extrait s’étendant de 485e à 486d, qui est un « monologue » de Calliclès, un rhéteur et interlocuteur de Socrate, tentant de le convaincre de la nécessité de mettre de côté la pratique philosophique pour s’adonner aux affaires politiques de la cité d’Athènes. Son argumentation se déroule en trois temps ; Calliclès fait tout d’abord référence à une pièce d’Euripide, l’Antiope, afin d’illustrer le problème qu’il rencontre avec son interlocuteur. Ensuite, le rhéteur démontre que la pratique de la philosophie mène les hommes à leur perte ; il fera, de cette façon, une anticipation sur le sort que Socrate subira à la fin de sa vie. Enfin, son argumentation s’achèvera sur le point de vue qu’il défend à propos du problème posé, à savoir faire comprendre à Socrate qu’il est essentiel de s’adonner à la politique de la cité mais surtout à l’art de la rhétorique.

            L’argumentation du rhéteur Calliclès commence par une référence à l’Antiope, une pièce d’Euripide. Cette référence s’étend tout au long de son discours.
La référence à la pièce d’Euripide permet à Calliclès d’introduire le problème qu’il tente de résoudre.
La première expression « j’ai assez d’amitié pour toi » nous montre d’entrée de jeu que Calliclès s’estime assez proche de Socrate pour lui dire réellement tout ce qu’il pense à propos de l’activité que pratique le philosophe. Cette proximité posée par Calliclès va avant tout lui permettre de présenter rapidement le ton de son discours : il sera franc avec son interlocuteur et lui dira sans gêne tout ce qu’il pense de la philosophie, contrairement aux deux autres rhéteurs, Gorgias et Polos, qui eux se sont laissés intimidés par la dialectique socratique mise en place.
Calliclès entame son discours pour dire au philosophe ce que ses deux compagnons n’ont pas su clamer dignement, sans honte.
La référence à Euripide n’est pas générale et vague ; Calliclès cible deux personnages particuliers, Zéthos et Amphion, deux frères que tout oppose. Le choix de ces deux personnages n’est pas fait au hasard. En effet, le rhéteur compare son entretien avec Socrate à l’entretien qui se déroule entre les deux frères dans la pièce.
Amphion étant un musicien et Zéthos un pasteur, une comparaison s’établit entre les couples Amphion-Zéthos et Socrate-Calliclès. Le rhéteur lui-même prépare son discours et parle de la comparaison qui va suivre explicitement : « Il y a donc des chances que j’éprouve en ce moment ce que le Zéthos d’Euripide éprouve en face d’Amphion dans cette pièce que j’ai déjà citée. Le fait est que j’en viens à te faire les mêmes reproches que Zéthos à son frère Amphion. ». En effet, Calliclès se voit ici comme le double du Zéthos d’Euripide et, de ce fait, place Socrate comme double d’Amphion.  Ce jeu de miroir entre des personnages fictifs et la réalité permet une mise en opposition de deux personnalités opposées mais surtout une mise en évidence de deux modes de vie typiques : l’activité pratique d’un homme étroitement lié aux affaires politiques de la cité et le détachement de l’artiste-philosophe vis-à-vis de ces mêmes affaires politiques.
L’incompatibilité entre la rhétorique et la philosophie est déjà posée. Cette aporie demeure jusqu’à la fin du dialogue, plaçant ces deux modes de vie comme véritablement inconciliables.
Dans cette première partie du discours, Calliclès reprend les paroles de Zéthos pour amener son point de vue. Nous avons donc un développement de la comparaison initiale dans un discours de Zéthos mis entre guillemets.
L’argument fondamental du discours de Calliclès ne tarde pas à apparaitre. Nous pouvons déjà le voir naitre dans l’expression « tu ne t’intéresses pas à ce qui doit être ton intérêt.». Effectivement, à travers cette phrase, Calliclès part de l’idée que Socrate s’intéresse à une activité qui, en temps normal, aurait dû être mise de côté depuis longtemps. Selon le rhéteur, l’intérêt d’un homme mûr tel qu’il se doit de l’être doit se trouver dans les affaires politiques de la cité, dans le souci de la connaissance de son quotidien, de ses doctrines, de ses lois. Or, Socrate n’est pas de ces hommes là ; il situe ses passions dans la pratique quotidienne et poussée de la philosophie. Plus loin, les paroles de Zéthos apportent plus de précision sur ce que veut dire Calliclès ; la pratique de la philosophie donne à l’âme une « apparence puérile ». En effet, non seulement la pratique de la philosophie n’est pas adaptée aux hommes mûrs mais, de plus, elle empêche l’âme d’évoluer. Ce qu’entend Calliclès par cette puérilité de la pratique philosophique est simple ; la philosophie est selon lui une activité enrichissante pour les enfants et les adolescents ; elle permet une gymnastique de l’esprit qui les élève et leur fait découvrir le monde dans lequel ils vivent. Cependant, cette valeur positive de la pratique philosophique n’est pas valable pour tous les âges de l’existence. En effet, si un homme ne cesse pas cette activité une fois devenu homme, elle aura une influence néfaste sur son âme, son développement en tant qu’homme au cœur de la cité, dans la connaissance des lois et dans la défense publique nécessaire pour bien vivre. Quelques lignes avant ce discours, Calliclès explique sont point de vue sur la philosophie comme activité infantilisante : « La philosophie, oui bien sûr, Socrate, c’est une chose charmante à condition de s’y attacher modérément quand on est jeune, mais si on passe plus de temps qu’il ne faut à philosopher, c’est une ruine pour l’homme. »(484c).
Ainsi, dans cette première partie du discours, Socrate est totalement infantilisé : « tu vois, tu ne m’énerves pas du tout, regarde comme je te parle gentiment-, à ton avis, n’est ce pas une vilaine chose que de se trouver dans cette situation misérable ? ». Cette phrase peut être interprétée de différentes façons mais il semblerait que le ton de la naïveté et de la gentillesse imbécile ressortent plus que les autres.  Cette phrase pourrait donc être considérée comme une phrase que l’on adresse à un enfant afin de lui faire comprendre quelque chose. Comme vu plus haut, Calliclès considère les hommes matures pratiquant la philosophie comme des enfants ; il ne serait donc pas étonnant qu’il s’adresse sur ce ton à Socrate afin de lui rappeler son statut de philosophe, à savoir un homme resté dans la découverte philosophique du monde, tel un enfant.
Mais cette notion de philosophie puérile est poussée encore plus loin par le rhéteur, toujours à travers les mots de Zéthos. En effet, Calliclès dit à Socrate qu’en pratiquant la philosophie, il « perverti » son âme. Ici, l’utilisation  de la notion de perversion n’est pas anodine. A travers ce terme bien particulier, nous pouvons comprendre que Calliclès ne pense pas que Socrate est mauvais dans sa nature. L’idée de perversion explique donc que Socrate, en lui-même, n’est pas un mauvais homme, et n’a pas une mauvaise âme ; cependant, la pratique de la philosophie entraine ce phénomène de perversion qui le rend finalement mauvais. D’une manière plus générale, la philosophie tient le rôle de perversion des hommes ; Nous pouvons voir dans l’utilisation du verbe « pervertir » comme une dimension religieuse dans laquelle l’idée de perversion renverrait le lecteur à l’idée de Mal. Ainsi, la philosophie deviendrait l’outil du Malin dans son travail de perversion des hommes et du monde.
Ainsi, et comme vu précédemment, Socrate n’est pas considéré par son rhéteur comme initialement mauvais et condamnable. Cette idée est largement confirmée par l’expression « aussi noble que soit la nature de ton âme » qui nous prouve bel et bien que Socrate est d’abord un homme comme les autres, au cœur de sa cité, et que ce n’est qu’ensuite qu’il en devient marginal par la pratique trop excessive et pervertissante de la philosophie. Socrate n’est donc pas aux yeux de Calliclès un ignorant dont il n’y a plus rien à tirer ; malgré sa pratique de la philosophie, il n’en demeure pas moins qu’il est capable de comprendre qu’il est nécessaire pour lui de changer de mode de vie afin de s’attarder plus longuement aux affaires politiques.
Une fois que l’idée de puérilité du philosophe est installée, Calliclès passe à un autre argument. En admettant que Socrate laisse de côté la philosophie pour s’occuper de la cité, il rencontrerait certainement des problèmes car il n’aurait aucune connaissance de cette cité et de son fonctionnement. Calliclès soulève donc un des ces problèmes, à savoir le plus important, c'est-à-dire la question de la justice. En effet, selon Calliclès, Socrate serait incapable de « prendre une décision de justice ». Pourtant, il est difficilement concevable que Socrate n’ait aucune notion de justice. Il est, certes, un philosophe mais il n’est pas un animal ; il reste donc un homme à qui le bon sens dicte les notions de Bien et de Mal. Cependant, il est effectivement possible que Socrate ne connaissent pas la justice de la cité, tout simplement parce que les deux interlocuteurs ne définissent pas la justice de la même façon, où même encore, ne considèrent pas le même genre de justice. Bien entendu, Socrate connais la justice ; mais lorsqu’il l’applique, il applique celle fondée sur les lois humaines. Par ailleurs, selon Calliclès, la véritable justice que les hommes appliquent chaque jour n’est pas la justice dans le sens de la loi des hommes comme l’entend Socrate mais celle des lois de la nature. Cette justice de la nature, mais qui, finalement, est aussi celle des hommes, se base sur la loi du plus fort. En effet, du point de vue du rhéteur, le meilleur et le plus fort demeurent supérieurs face au mauvais et au plus faible. Dans cette perspective, Socrate est donc incapable d’appliquer la justice puisqu’il agit non pas dans le sens du plus fort face au plus faible mais dans une idée de justesse et d’équilibre entre les êtres.
Calliclès nous montre ensuite comment résoudre ce problème au niveau de la justice. Il n’existe qu’une seule solution, l’application de la rhétorique. Cependant, cette idée n’est pas annoncée dès la première partie du discours. Calliclès procède grâce à la rhétorique sans pour autant dire à Socrate qu’il s’agit de cela. De cette façon, Calliclès tente déjà de tendre son interlocuteur vers son point de vue final, mais toujours dans son art de rhéteur, c'est-à-dire avec grande subtilité.
Calliclès, toujours à travers les paroles de Zéthos, pense que Socrate serait incapable de « prendre courageusement la moindre résolution qui aille dans l’intérêt d’autrui ». Dans cette phrase est déjà sous entendu la caractéristique première de la rhétorique, à savoir l’art de la flatterie. En effet, « aller dans l’intérêt d’autrui » selon Calliclès, c’est aller dans l’intérêt de ce que les gens veulent entendre. Ce n’est pas prendre une décision que irait dans le sens de la vérité, du soin de l’âme, mais dans le sens du plaisir premier d’autrui, sans réellement rechercher ce qui est bon pour lui. Faire de la rhétorique, c’est flatter le peuple pour lui faire croire que l’on agit dans son intérêt premier.
Après avoir implicitement expliqué à son interlocuteur ce qu’est son art, Calliclès l’applique sur Socrate : « tout de même, mon cher Socrate ». Le terme « mon cher » est ici le signe d’une certaine proximité, de bienfaisance et non de haine. Calliclès ne laisse paraitre aucune marque de colère ou d’énervement face à un adversaire en totale opposition avec ses idées. Nous pouvons penser que si le rhéteur avait laissé transparaitre de la colère dans son discours, cela aurait pu être interprété comme une non-maitrise de soi, chose très grave pour un rhéteur qui se doit de maitriser son discours de la façon la plus totale.
Cette première partie du discours de Calliclès s’achève sur une phrase en totale rupture de ton avec le reste du paragraphe : « Eh bien, c’est elle que connaissent, j’en suis sûr, les gens qui s’obstinent à pousser plus loin qu’il ne faut l’étude de la philosophie ! ».
Cette phrase exclamative est réellement en rupture avec le reste du discours et annonce la dureté de ce qui va être dit par le rhéteur ensuite.

            Dans cette seconde partie du discours, Calliclès montre à Socrate en quoi la pratique de la philosophie empêche les hommes de savoir se défendre et les laisse périr en deçà de la vie de la cité dans laquelle ils vivent.
Platon, à travers le personnage de Calliclès, nous parle, à nous lecteurs, du procès de Socrate. En effet, nous pourrions voir à ce moment du texte comme une anticipation de la part de Calliclès sur le sort qui attend Socrate à la fin de sa vie ; il décrit avec précision ce qui arrivera plus tard au philosophe, à savoir son accusation pour des choses qu’il estime ne pas avoir commises et sa condamnation à mort pour ne pas s’être défendu comme il en disposait le droit.
Si nous nous plaçons du point de vue du personnage mis en scène par Platon, nous pouvons dire que Calliclès donne ici une justification anticipée au procès et à la condamnation à mort de Socrate. Du point de vue du rhéteur, si Socrate a vécu une telle fin, c’est parce qu’il s’est attardé à la pratique trop poussée de la philosophie et non aux affaires de la cité par le biais de la rhétorique. Finalement, dans cette anticipation, Calliclès ne parle plus véritablement à Socrate mais à nous, qui le lisons. En effet, nous pourrions même dire que c’est bel et bien la parole de Platon qui s’exerce derrière le personnage de Calliclès pour nous expliquer encore plus en détails quelles étaient les raisons du procès du philosophe. Platon, à travers Calliclès, nous explique que la philosophie a mené Socrate aux tribunaux car elle l’a empêché de véritablement connaitre sa cité et l’a mené à la mort car il s’est trouvé face à des accusateurs contre lesquels il n’a pas su se défendre. Platon se cache tout de même de façon importante derrière le point de vue du rhéteur qui nous dit que si Socrate avait été rhéteur, avait suivi les indications de Calliclès et ses amis, il n’aurait pas vécu la fin qui lui est arrivée.
A travers la parole de Calliclès, nous pouvons affirmer que Socrate avait les moyens de s’en sortir sans passer par les tribunaux ni par la mort, qu’il avait des « conseillers » à sa portée capables de lui indiquer la marche à suivre pour bien vivre. Socrate aurait donc été prévenu de son sort par avance et n’ignorait pas la façon dont il aurait pu l’éviter.
Finalement, à travers ce passage, Platon joue avec les temporalités ; en effet, le récit du procès et de la condamnation de Socrate, l’Apologie de Socrate, a été écrit bien avant le Gorgias ; Pourtant, dans ce dialogue qu’est le Gorgias, Socrate est toujours là et entame des discours qui mènent, non pas par hasard, à la question de la justice et de la condamnation. Nous pouvons donc penser que Platon utilise le dialogue qu’est le Gorgias dans le but de véhiculer des informations plus précises à propos d’un autre dialogue qui a soulevé de nombreuses questions qui n’ont pas trouvées de réponses, autant dans l’histoire même du personnage que dans l’Histoire de la Philosophie actuelle. A travers le Gorgias, Platon émet une hypothèse de ce que pourrait être une interprétation de la condamnation à mort de Socrate. En quelques mots, l’auteur joue avec la temporalité du récit pour expliquer des évènements issus de la temporalité historique, réelle.
Des éléments renvoyant directement au procès de Socrate nous sont donnés dans cette partie de l’extrait de façon explicite à travers la parole de Calliclès : « si on te jetait en prison, accusé d’avoir commis une injustice que tu n’as pas commise » ; Nous voyons clairement que Calliclès se place du point de vue de Socrate qui, lors de son procès, s’est vu accusé de corruption et de non reconnaissance des dieux alors qu’il estimait seulement avoir fait son devoir. De la même manière, nous pouvons souligner une autre expression dans le discours de Calliclès nous ramenant directement au procès de Socrate : « on te condamnerait à mort » ; Ici, les termes sont clairs : la pratique de la philosophie mène les hommes à la mort inévitablement. Encore une fois, l’expression « un homme qui vit privé d’estime dans sa propre cité » nous renvoie à l’Apologie de Socrate et anticipe le statut du philosophe qui vivra tout d’abord retiré, en marge de sa cité car pauvre et opposé aux aristocrates mais également en marge au niveau philosophique, accusé de ne pas aller dans le sens de sa propre cité et de ses propres confrères athéniens. Pour finir, Calliclès n’hésite pas à pointer du doigt le fait que Socrate se fera bel et bien tuer : « Un tel homme, même si c’est un peu dur à dire, on a le droit de lui taper sur la tête, impunément ! ». Nous voyons dans cette phrase une métonymie du sort que subira Socrate avec sa condamnation à mort. De plus, cette dernière expression nous rappelle clairement ce qu’avait dit Calliclès au début de l’extrait, à savoir qu’il n’aurait pas de gêne à dire à Socrate tout ce qu’il pensait, même si cela est « un peu dur à dire ».

            La démonstration de la philosophie comme infantilisante et dangereuse pour l’homme ainsi que l’anticipation du procès fatal de Socrate mène Calliclès à sa troisième partie du discours, un passage dans lequel il montre à son interlocuteur quelle est finalement la bonne marche à suivre pour éviter tous les malheurs énoncés plus haut. Pour le rhéteur, la fin de l’extrait consiste donc en une exposition formelle de son point de vue sur le problème de départ.
Calliclès introduit cette dernière partie de l’argumentation par les termes « mon bon » qui marquent une fois de plus sa proximité avec Socrate et nous fait revenir à la comparaison qu’il avait établie au début de son discours, celle faite avec les personnages de l’Antiope d’Euripide.
Cette dernière partie se fait donc dans la reprise de la citation initiale. Les paroles de Zéthos reprennent donc pour achever la démonstration de Calliclès. Une dernière fois, le rhéteur nous rappelle brièvement son point de vue avant d’entamer sa technique de persuasion ; les « discussions et réfutations » de Socrate, à savoir le discours philosophique qu’il s’applique à exercer quotidiennement est à cesser. Il est temps pour le philosophe de devenir un homme, c'est-à-dire d’abandonner la philosophie afin de bien vivre dans la cité.
Dans le but de persuader Socrate, Calliclès de tarde pas à faire usage de son propre art, celui de la rhétorique. De cette façon, le rhéteur charme son interlocuteur en s’adressant à lui en des termes qui lui sont familiers et même plus, qu’il porte dans son cœur : « exerce-toi à la musique des affaires humaines ». Nous pouvons voir dans cette phrase que Calliclès associe les affaires politiques à un art, la musique, s’opposant à l’art de la philosophie. En faisant de la politique un art, le rhéteur rend cette discipline potentiellement attirante pour le philosophe. En effet, Socrate voit d’un autre angle le point de vue de son interlocuteur opposé et peut ainsi y trouver un certain intérêt. En donnant l’illusion à Socrate que ce qui ne l’intéressait pas au départ est en réalité quelque chose susceptible d’être conciliable avec ses domaines d’intérêt, Calliclès fait un pas de plus vers une possible conversion du philosophe à la pratique de la rhétorique et à l’abandon de la philosophie.
La fin du discours de Calliclès consiste donc en une reprise des notions convoitées par Socrate dans le sens de son propre point de vue.
Le rhéteur s’adresse donc à Socrate à l’impératif (« laisse-toi convaincre par moi » ; « achève tes discussions et réfutations ») et fait donc de la fin de son discours une sorte de dernière parole bénéfique dans l’ultime but de le sauver du destin qui l’attend.
Si Socrate suit cette dernière parole salvatrice, il se dirigera sur la voie de la sagesse. Cependant, Calliclès tente de tromper le philosophe en jouant sur la signification du mot « sagesse » ; en effet, il utilise ce terme, tant convoité par Socrate dans sa démarche philosophique afin de lui faire penser que finalement la pratique rhétorique ne fait rien d’autre que d’aller dans le sens de cette sagesse si recherchée. Mais lorsque Calliclès parle de sagesse, il n’entend pas le terme au sens de celui du philosophe, à savoir la dimension mystique du philosophe qui atteint le savoir absolu, mais au sens de la raison, de la prise de conscience et de la vie raisonnable qu’il est nécessaire de choisir, une vie axée sur les affaires politiques, les discours flatteurs envers le peuple, et qui mène les hommes à une maitrise de soi. Ainsi, si Socrate accepte de choisir ce mode de vie, il ira vers une « vie de qualité », une « excellente réputation » et une « jouissance » de « tous les autres bienfaits de l’existence ».
Selon Calliclès, il n’est donc plus question d’être en quête de sagesse comme l’entend le philosophe car c’est une chose impossible, mais d’ « avoir l’air d’un sage » car c’est effectivement ce qui permet de vivre convenablement dans la cité. Nous pouvons d’ailleurs voir à travers l’expression « avoir l’air de » une idée sous entendu de mensonge, de flatterie de soi-même et des autres, idée reprise un peu plus loin avec l’expression « imite les citoyens qui ont une vie de qualité ».
Cependant, Calliclès ne dit pas que la pratique de la philosophie est à éviter dans sa totalité ; il s’agit ici de faire comprendre à Socrate qu’il a atteint depuis longtemps le moment de la vie où il faut s’exercer à d’autres passions que celle de la philosophie.

            A travers cet extrait du Gorgias, nous avons vu comment Calliclès montre à Socrate le caractère puéril de la pratique de la philosophie quand on est un homme adulte et comment cette activité puérile conduit inévitablement l’homme à la défaite de lui-même, à l’ignorance, la marginalité et, dans le cas de Socrate, à la mort. Finalement, Calliclès montre à quel point il est nécessaire de mettre de côté cette pratique philosophique pour demeurer heureux dans la cité, dans la connaissance de sa propre réalité et dans le pouvoir de jouir convenablement de tous les bienfaits qu’elle est capable d’offrir.
Le Gorgias est véritablement un dialogue aporétique dans lequel deux modes de vie se confrontent sans être ennemis, se rencontrent tout en étant inconciliables.

            

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