Bonne visite

jeudi 19 mai 2011

Rousseau : l'inscription de l'homme moral dans le politique

Chaque système social est un embranchement de relations très complexes. L'individu ne sait se positionner dans son statut de citoyen. Doit-il être dévoué à une puissance supérieure et se soumettre à elle ? Doit-il refuser toute soumission ou toute mise en commun et s'appliquer à protéger et conserver son propre intérêt ? La première proposition risquerait d'instaurer un rapport totalitaire et appauvrissant pour l'individu, tandis que la seconde ne tiendrait pas compte de la communauté. Comment résoudre alors ce problème qui pose la société politique ? Rousseau nous propose une solution dans son Discours sur l'économie politique, tout comme il le faisait dans le Contrat Social. Quelle est la forme idéale de la société politique ? Comment doit-on espérer qu'elle fonctionne ? Force est de constater que la réalité n'est pas un idéal et que le système politique ne fonctionne pas toujours parfaitement. Dans ce cas, quel statut doit tenir l'homme dans la société ? Comment résoudre le problème de l'inscription de l'homme moral dans le politique ?


Le Discours sur l'économie politique nous permet de comprendre comment Rousseau envisage un système politique idéal. La société idéale est celle qui est formée par le contrat d'association sans soumission. C'est à dire que chacun s'associe au tout sans se soumettre à personne. Cette société politique additionne les intérêts particuliers (que l'on définira comme "amour de soi") pour en faire un intérêt commun ; cette addition des intérêts particuliers exprimera une volonté que l'on appellera "volonté générale".
Mais Rousseau constate bien que cette société idéale ne colle pas avec la réalité. La société politique par le contrat d'association n'est pas seule et unique. Elle rassemble un certain nombre de "sociétés particulières" (selon les termes de Rousseau) qui, au premier abord, fonctionnent comme la "grande société". Les petites sociétés sont aussi des sociétés politiques (bien qu'elles soient passagères et informelles), et elles se fondent sur la mise en commun des intérêts particuliers ("tous les particuliers qu'un intérêt commun réunit") et les individus de ces sociétés constituent les membres d'une association. Cette association exprimera elle aussi une volonté et revêt une forme extérieure semblable à la grande société politique.
Il semblerait donc que la grande société politique en contienne plusieurs petites, fonctionnant sous le même schéma et ayant les mêmes résultats.

Mais ce même schéma de fonctionnement apparent n'est justement qu'apparent. Il est clair que les sociétés particulières à l'intérieur de la grande société politique fonctionnent, pour le plus simple, de la même façon que cette dernière. Mais ces petites sociétés ont une mauvaise influence sur la grande. Si Rousseau les appelle les "sociétés particulières" ce n'est pas un hasard ; c'est parce qu'elles sont à l'image des hommes qui opposent leurs intérêts particuliers (définis ici comme "amour propre").
Par leur propre volonté ces petites sociétés modifient la volonté publique de la grande société. Si elles se considèrent elles mêmes comme l'expression d'une volonté générale, elles sont l'expression l'expression d'une "volonté particulière" pour la grande société. En effet, les petites sociétés expriment une volonté particulière car elles constituent une unité qui s'oppose à d'autres unités.
Les petites sociétés sont donc mauvaises car elles maintiennent les relations d'opposition au sein même de la grande société politique : "l'intérêt personnel augmente à mesure que l'association devient plus étroite". Ainsi, plus la société particulière est petite et plus elle s'apparente à un individu isolé avec ses propres intérêts particuliers, c'est à dire son propre égoïsme.


On retrouve à travers société politique et société particulière le double statut de l'individu, à la fois particulier dans son rapport avec le tout et singulier, c'est à dire en opposition avec les autres hommes. Les citoyens dans les sociétés particulières sont ces individus communautaires laissant place à leur statut d'homme singuliers ; ils sont alors considérés comme de mauvais citoyens car même à travers une "micro société politique" les rapports d'opposition sont maintenus et l'individu ne se considère pas comme une partie du tout. Les individus faisant partie de la grande société politique sans faire partie des plus petites sont alors des bons citoyens ; ils sont une partie indivisible du tout politique car ils ont déplacé leur "moi" particulier dans un "moi commun" ; ce "moi commun" est alors vu comme un "corps" politique dont les individus qui le constituent en sont les organes.
Dans les sociétés particulières il n'y a pas eu ce déplacement de soi dans le sens où l'on ne trouve pas de religion civile, c'est à dire que les citoyens restent citoyens et mauvais citoyens et ne deviennent pas des hommes moraux car ils ne se sont pas compris comme une partie indissociable du tout que Dieu a créé. Dans les sociétés particulières il y a la mise en place du politique avec la mise en commun des intérêts particuliers, etc... mais on ne trouve aucune dimension morale qui s'inscrit dans le politique. Le citoyen reste citoyen et n'acquiert aucune dimension morale. Ce sera dans la grande société politique que le citoyen, après avoir été citoyen, pourra devenir un homme moral. En effet, la volonté générale dans la grande société politique ne permet pas la réapparition des intérêts particuliers dans l'intérêt commun car la volonté générale est construite sur le fond commun des intérêts particuliers qui deviennent alors non oppositifs.
Les intérêts ne s'opposent plus parce que "la voix du peuple est la voix de Dieu", c'est à dire que l'amour de soi de l'individu communautaire se transforme en amour de Dieu ; sa raison lui permet de comprendre l'ordre du monde donc il est une partie et sa conscience le lui fait aimer car l'individu comprend qu'il est une partie du tout que Dieu a créé. L'homme est naturellement porté à plus s'aimer lui même que ce qu'il aime Dieu. Mais sa raison et sa conscience lui permettent de se rendre compte que la chaine des êtres existant dont il fait lui même partie et son amour de soi se déplace et devient amour de Dieu. L'homme aime Dieu car il l'a créé comme membre de la chaine qui est parfaite parce que son créateur est lui me^me parfait.
Ainsi, le citoyen devient un homme moral par la religion civile existante dans la société politique. L'homme ne peut être moral que s'il a d'abord été politique.

Philosophie de l'art _ Le Corbusier et la loi du ripolin

Dans L'Art décoratif d'aujourd'hui Le Corbusier expliquait : " Vous serez à la suite du ripolinage de vos murs maître chez vous. " A travers sa loi du ripolin, Le Corbusier voulait montrer que la seule façon d'atteindre la vérité, la neutralité, était de "mettre au clair" son intérieur, et donc son esprit. Atteindre la vérité, atteindre la réalité, voilà un objectif propre à toutes les époques, et propre à toutes les cultures. Mais comment atteindre cette objectif ? Quels moyens devons nous nous donner pour y parvenir ? Par quels chemins devons nous passer pour atteindre le réel ? Telle est la grande problématique de l'art, ne sachant se positionner sur ce point. Nous verrons dans un premier temps la thèse de Le Corbusier, visant à appliquer le blanc afin de faire ressortir le trait, seule et unique source de vérité et d'objectivité. Nous examinerons ensuite une toute autre culture, celle de l'Orient, et notamment celle du Japon et de son esthétique de l'ombre. Nous comprendrons qu'en Orient, comme en Occident, l'idée reste la même : ce qui importe c'est le contraste qui continuera de soulever la confrontation classique entre sensualisme et intellectualisme. Nous verrons dans un dernier point, qu'il est possible de dépasser cette opposition, et que, finalement, les sens peuvent aussi être source de vérité, notre vérité..

L'idée principale de Le Corbusier est la suivante : Le blanc, et par extension la clarté est symbole de pureté, de neutralité. Le blanc est interprété comme l'absence de couleur. Ainsi, poser une couche de ripolin c'est faire de soi même un homme neutre vis-à-vis de ses émotions, c'est supprimer les couleurs de son esprit.
Le Corbusier pose clairement une critique de la couleur comme aiguillon des passions. Cette critique se retrouve déjà dans l'Antiquité avec Platon qui pose la couleur comme illusoire. Elle s'oppose à la réalité car elle n'a aucune valeur objective. Le même auteur disait dans Le Sophiste que l'art ne doit pas tenir compte de la subjectivité (c'est à dire de la couleur) du spectateur sinon il devient lui même une tromperie. Aristote reprendra ensuite l'idée platonicienne en disant que la couleur ne fait que charmer l'oeil ; elle n'a pas de véritable beauté, car la beauté se trouve dans la forme : "si quelqu'un appliquait sans ordre les plus belles teintes, il charmerait moins que s'il réalisait en grisaille une esquisse de son sujet."
La couleur subit donc une vieille tradition qui l'associe indéniablement au sensible, car elle n'a pas de forme ; la couleur est sans limites et ne peut donc pas faire l'objet de calculs mathématiques. Charles Lebrun, au XVIIe siècle, reprendra cette idée en disant qu'il existe un lien indéniable entre la couleur et l'émotion. De manière plus radicale, les occidentaux en général rejettent la couleur car elle est liée à la maladie et aux hallucinations. La couleur exprime une vision pathologique du réel.
Si Le Corbusier rejette la couleur, et met en avant le blanc, ce n'est pas l'absence de couleur qu'il recherche mais plutôt la mise en valeur du contraste. En effet, le blanc, c'est ce qui permet de faire ressortir le trait : "Le fait de chaux est attaché au gîte de l'homme depuis la naissance de l'humanité : on calcine des pierres, on étend de l'eau, on badigeonne et les murs deviennent d'un blanc le plus pur (...) Si la maison est toute blanche, le dessin des choses s'y détache sans transgression possible (...) Le blanc de chaux est absolu, tout s'y détache, s'y écrit absolument, noir sur blanc..." (Maurice Besset dans Le Corbusier). En effet, derrière cet éloge du blanc, Le Corbusier fait un éloge du trait (chose peut étonnante pour un architecte). Le dessin est ce qui amène à l'objectivité, c'est ce qui correspond le mieux au réel et l'art, par l'utilisation du dessin, devient utile. Le Corbusier veut donc un art fonctionnaliste. Déjà dans l'Antiquité le dessin avait une valeur intellectuelle, une valeur de sobriété. Basé sur des mesures mathématiques, le dessin est vrai. Le néo-classicisme reprendra l'idéologie antique. Ingres, dans ses Ecrits sur l'art, nous dit en parlant de l'artiste: " il devra dessiner longtemps avant de songer à peindre (...) c'est un fondement solide que la science du dessin (...) Les peintres coloristes peuvent charmer au premier regard par les belles couleurs mais une fois le premier émerveillement passé, je n'y trouve aucune spiritualité, intellectualité. Il vaut mieux tomber dans le gris que dans l'ardent."
Le peintre doit donc montrer les choses dans leur vérité par le biais du dessin. Alberti, dans De Pictura, pose la notion de "circonscription" qu'il emprunte à Quintilien dans L'institution oratoire : circonscrire c'est créer des lignes qui nous permettent ensuite de créer des surfaces puis des corps, et des histoires. La ligne est la base de tout tableau, afin de le créer comme on écrit un texte. On exige donc une certaine rigueur de l'artiste, qui doit créer son art dans une perspective intellectualiste et une dimension instructive de la peinture. D'ailleurs, comme le disait Léonard De Vinci : "La peinture est une chose mentale".
Ce que voulait dire Le Corbusier par l'utilisation du blanc qui met en valeur le trait, c'est l'importance de l'aspect formel de l'art, une formalité qui se trouve dans le contraste de la ligne sur le blanc.

L'esthétique japonaise est l'exact contraire de la vision de Le Corbusier. Alors que ce dernier mettait en valeur le blanc de chaux comme ce qui faisait ressortir le trait, source d'exactitude et de vérité, à l'inverse, dans la culture orientale japonaise, ce qui importe, c'est l'ombre. En effet, la pénombre est le socle du quotidien. Tanizaki, dans son Eloge de l'ombre, illustre bien cette esthétique japonaise.
Le blanc de chaux dont parle Le Corbusier renvoie inévitablement à la culture occidentale, celle qui prône la clarté, la lumière et la propreté. Pour Tanizaki, et dans l'esthétique japonaise en général, ce culte de la lumière est tellement fort qu'il va même jusqu'à l'éblouissement : " Non point que nous ayons une prévention a priori contre tout ce qui brille, mais, à un éclat superficiel et glacé, nous avons toujours préféré les reflets profonds (...) ce brillant légèrement altéré qui évoque irrésistiblement les effets du temps. "
En Occident, on supprime l'ombre pour mettre en valeur la ligne. En Orient et au Japon c'est l'inverse ; on joue sur l'ombre, on la fait exister afin de créer un jeu de contraste quotidien. C'est le contraste des objets usuels face à la pénombre ambiante qui fait naître le beau. En effet, le beau dans l'esthétique japonaise n'est pas à considérer en soi. Le beau naît d'abord et toujours de la pénombre, il n'existe pas sans l'ombre.
Contrairement à Le Corbusier, au Japon c'est l'ombre qui révèle la vérité au sens d'authenticité. Avec Le Corbusier comme avec Tanizaki, nous avons à faire à un éloge du contraste. En Occident, il s'agissait d'un contraste qui recherchait le formel, le fonctionnel, le mathématique ; En Orient, il s'agit d'un contraste qui ne recherche non pas le fonctionnel mais la sensualité. En Occident comme en Orient, on rejette donc la couleur au profit du contraste pour atteindre soit une vérité vue comme formelle, soit une vérité vue comme sensuelle.

Nous avons vu que d'un bout à l'autre du monde, la couleur est toujours rejetée comme ce qui ne peut pas nous mener à une véritable connaissance. Mais certains auteurs ont montré le contraire. La couleur n'est pas toujours mauvaise. Même si elle est dans l'histoire de l'art souvent associée à l'émotion, cette émotion n'est pas forcément source d'illusion et de tromperie. Les couleurs peuvent nous mener au réel et l'on peut conserver une dimension intellectualiste de l'art sans pour autant dévaloriser le statut de la couleur. Roger de Pile par exemple dira que la couleur est l'objet principal du peintre. Le coloris est l'intermédiaire entre l'excès d'intellectualisme (le vrai idéal) et l'excès de sensualisme (le vrai simple). Ainsi la peinture s'adresse aux sens mais continu de s'adresser à l'esprit. Dans la même dynamique, Diderot, dansMes petites idées sur la couleur, nous dit que pour atteindre le vrai la raison ne suffit pas ; il faut l'intervention des sensations. Il reprend l''idéologie empiriste qui consiste à dire que ce qui est réel ce sont nos sensations. Si notre connaissance nous vient de nos sens, alors l'artiste doit susciter l'émotion du spectateur pour que ce dernier apprenne quelque chose. La couleur devient alors importante car elle va éveiller les émotions. L'art reste alors dans une perspective fonctionnaliste tout en revalorisant le statut de la couleur. Chevreul, quant à lui, nous montre que les couleurs peuvent être comprises par des lois, et donc qu'elles ne sont pas exclues du champs des mathématiques. Ainsi, même si la couleur est considérée comme une illusion, cette illusion est fondée car elle agit dans chaque oeil de la même façon. La couleur en tant que phénomène n'échappe donc pas à la raison ; la subjectivité n'est plus synonyme d'arbitraire ou d'irrationnel. La couleur ne s'écarte pas du champs de la connaissance et la reconsidération de la couleur ne veut pas dire faire une croix sur l'art intellectualiste qui nous apprend quelque chose. Il est donc possible de dépasser l'opposition classique entre les sens et la raison.

Atteindre le réel, ce n'est donc pas faire une croix sur la subjectivité. Le dessin et sa mathématisation est pour certain un moyen de toucher à une connaissance du monde ; pour d'autres, ce sera les sens qui nous apprendrons le plus sur la réalité. Dans tous les cas, qu'il s'agisse d'un monde en contraste et d'un univers coloré, le monde nous offre toujours des outils pour le comprendre.

Tanizaki Jun'ichiro, Eloge de l'ombre _ Fiche de lecture

Jun’ichiro Tanizaki est un écrivain japonais né le 24 juillet 1886 et mort le 30 juillet 1965 à Tokyo au Japon.
Il écrit Eloge de l’ombre en 1933, un essai sur l’esthétique japonaise et qui impressionnera par sa qualité.
L’auteur défend une esthétique de la pénombre comme réaction à l’esthétique occidentale où tout est éclairé, il revendique la patine des objets par opposition à la manie de la propreté occidentale.
Tanizaki nous livre ses réflexions sur la conception japonaise du beau, une beauté lui inspirant une certaine mélancolie à l’idée qu’elle est inéluctablement condamnée à disparaître, avec tout ce qui faisait le charme d’un art de vivre millénaire.


Le travail de Tanizaki dans Eloge de l’ombre sera de comparer l’esthétique japonaise à l’esthétique occidentale par divers exemples, tirés pour la plupart de constatation en matière d’architecture et d’aménagement d’intérieur :
La base de l’esthétique japonaise c’est avant tout l’absence de lumière. En effet, la culture japonaise défend une esthétique de la pénombre, véhiculant une ambiance intimiste et mystérieuse. En occident, cette esthétique n’est pas du tout mise en avant et bien au contraire ; ce que nous recherchons, nous, occidentaux, c’est la clarté la plus totale, qui va, du point de vue des japonais, jusqu’à la recherche de l’éblouissement par l’excès de lumière.
Quand Tanizaki se lance dans la confection d’un lieu destiné à accueillir des clients, le Kaïraku-en, son principal objectif est de respecter l’esthétique des intérieurs japonais, malgré l’influence de l’occident et de l’omniprésence des matériaux occidentaux sur le marché, qui sont bien moins couteux.
Il s’inspire alors du monastère de Kyoto « construis à la manière de jadis ». Son but est alors d’arriver à retrouver cette ambiance paisible que l’on trouve dans les lieux d’aisance japonais. Ces lieux d’aisance permettent principalement une « paix de l’esprit » grâce au jeu de la pénombre dans les galeries couvertes ou aux bains de lumières douces (créé par les shôji, qui sont des parois ou des portes constituées de papiers washi translucide).
Un lieu ancré dans l’esthétique japonaise, c’est un lieu avec « une certaine qualité de pénombre, une absolue propreté et un silence tel que le chant d’un moustique offusquerait l’oreille ». Telles sont les conditions indispensables pour créer une esthétique digne de la tradition japonaise.
Alors que les Occidentaux voient les lieux d’aisance japonais comme des endroits « malpropres », la culture asiatique voit en ces lieux le sommet du raffinement en matière d’architecture et comme le lieu d’inspiration première de l’art.

Toutes ces constatations sur l’architecture et l’aménagement d’une maison, dans le souci du respect de l’esthétique japonaise amène l’auteur à réaliser combien le monde moderne occidental est ancré dans nos vies, et dans nos foyers : « Je n’ai certes rien contre l’adoption des commodités qu’offre la civilisation en matière d’éclairage, de chauffage ou de cuvettes de cabinet, mais là je me suis demandé tout de même pourquoi, les choses étant ce qu’elles sont, nous n’attachons pas un peu plus d’importance à nos usages et nos goûts, et s’il était vraiment impossible de nous y conformer davantage. » (p26)

Mais pourquoi un tel attachement vis-à-vis de l’esthétique plus ou moins occidentalisée de nos intérieurs ? En effet, à première vue, nous pourrions simplement nous dire que l’essentiel de la vie est de se protéger des intempéries et de manger à sa faim, peu importe dans quelle maison cela est effectué, et à quel style architectural elle appartient…
Mais Tanizaki ne veut pas abandonner ce souci de l’esthétique japonaise car, en effet, la volonté de conserver un style japonais sous-tend en réalité chez l’auteur des questionnements beaucoup plus grands, à savoir notamment la question du mélange des cultures entre Orient et Occident, celle de l’influence de l’Occident sur l’Orient, et de la soumission de la culture Orientale face à la culture Occidentale.
« Si l’Orient et l’Occident avaient, chacun de son côté et indépendamment, élaboré des civilisations scientifiques distinctes, que seraient les formes de notre société et à quel point seraient-elles différentes de ce qu’elles sont ? Voilà le genre de questions que je me pose habituellement. » (p28)
Tanizaki nous expose clairement sa remise en question nostalgique du progrès de l’Occident qui prend le pas sur la culture Orientale.
« L’Occident a suivi sa voie naturelle pour en arriver à son état actuel ; quant à nous, mis en présence d’une civilisation plus avancée, nous n’avons pu faire autrement que de l’introduire chez nous, mais, par contrecoup, nous avons été amenés à bifurquer vers une direction autre que celle que nous suivions depuis des millénaires : bien des embarras et bien des déconvenues nous sont, je pense, venus de là. »(p31).
Eloge de l’ombre est donc un ouvrage qui nous pousse à nous rappeler comment le monde s’influence, comment certaines cultures en transforment d’autres. Mais il n’est pas à prendre comme un essai raciste, comme certains peuvent le penser, mais bel et bien comme une nostalgie de l’auteur qui veut se rappeler ses racines.

Ce questionnement premier amène finalement l’auteur à nous ouvrir de nouvelles perspectives sur l’art japonais, son fonctionnement et sa recherche perpétuelle de raffinement : Le cinéma japonais trouve sa particularité dans ses jeux d’ombres et par la valeur des contrastes. La musique est caractérisée par une certaine retenue, et une importance accordée à l’ambiance. Dans l’art oratoire, c’est l’art du silence qui prime.

D’une manière générale, ce qui caractérise la beauté de l’esthétique japonaise, c’est cette absence de lumière trop vive qui est devenu, dans la culture occidentale, un fait de tous les jours auquel nous ne prêtons plus attention : « D’une manière générale, la vue d’un objet étincelant nous procure un certain malaise. »
L’esthétique japonaise cultive ainsi la noirceur des objets, leur ternissement au fil du temps. L’étain est un matériau très aimé des orientaux, notamment pour les objets de cuisine car la surface se noircie. De même, les chinois aiment la pierre de jade car elle est une pierre « étrangement trouble, qui emprisonne dans les tréfonds de sa masse des lueurs fuyantes et paresseuses. » (p36)
« Non point que nous ayons une prévention a priori contre tout ce qui brille, mais, à un éclat superficiel et glacé, nous avons toujours préféré les reflets profonds, (…) ce brillant légèrement altéré qui évoque irrésistiblement les effets du temps. » (p37).

Cette esthétique de l’obscurité, nous explique Tanizaki, est nécessaire à l’ensemble de l’esthétique japonaise. En effet, tous les objets traditionnels japonais et orientaux de manière générale, sont conçus de manière à être exposés dans des lieux sombres : « Ce monde de rêve à l’incertaine clarté que sécrètent chandelles ou lampes à huile, ce battement du pouls de la nuit que sont les clignotements de la flamme, perdraient à coup sûr une bonne part de leur fascination. (…) » (p44).
Ainsi, ce qui importe dans l’architecture japonaise, c’est l’ombre. La toiture des maisons et des temples japonais permet avant tout de faire obstacle à la lumière solaire. Alors que l’architecture, créant l’ombre, était au départ nécessaire à la protection contre les intempéries, celle-ci est devenue peu à peu une habitude esthétique : « Mais ce que l’on appelle le beau n’est d’ordinaire qu’une sublimation des réalités de la vie, et c’est ainsi que nos ancêtres, contraints à demeurer bon gré mal gré dans des chambres obscures, découvrirent un jour le beau au sein de l’ombre, et bientôt il en vinrent à se servir de l’ombre en vue d’obtenir des effets esthétiques. » (p51).
Ainsi, le peu de clarté que l’on laisse pénétrer dans les lieux japonais prend une dimension tout autre ; la lumière revêt une dimension mystique et mystérieuse, elle n’est plus une clarté ordinaire mais une qualité rare, une pesanteur particulière. L’ombre et la lumière jouent avec le visiteur, comme si celui-ci perdait la notion du temps, comme dans un rêve.

Tanizaki nous montre que le beau dans l’esthétique japonaise n’est pas à considérer « en soi » ; le beau nait d’abord et toujours de la pénombre. Dans l’esthétique orientale, le beau n’existe pas sans ombre : « je crois que le beau n’est pas une substance en soi, mais rien qu’un dessin d’ombres, qu’un jeu de clair-obscur produit par la juxtaposition de substance diverses. (…) le beau perd son existence si l’on supprime les effets d’ombre. » (p77)

Eloge de l’ombre se veut être un plaidoyer de la valeur esthétique de l’ombre dans la culture japonaise. Mais avec la révolution industrielle et l’influence Occidentale, la tradition japonaise disparaît peu à peu pour laisser place à une modernité plus confortable. C’est cette occidentalisation que dénonce Tanizaki, dans sa dimension réductrice vis-à-vis de l’esthétique des objets japonais. En effet, la modernité n’est pas pensée en fonction de chaque culture. Tanizaki est pourtant loin de faire une critique de l’Occident ; il fait plutôt un constat sur la façon dont les Japonais cèdent à la culture occidentale qui n’est pourtant pas adaptée à leur mode de vie, leurs coutumes, leurs traditions. C’est donc l’essence même de la civilisation japonaise qui disparait peu à peu.


Dans son Eloge de l’ombre, Tanizaki nous transporte au cœur de la culture japonaise et de son esthétique. Tout est pensé dans l’ombre, source principale de toute beauté. Plus qu’un essai, Eloge de l’ombre nous apparait comme une suite de poèmes sur le papier, l’architecture, la cuisine, les femmes mis en beauté par la pénombre.

Canguilhem, La connaissance de la vie.

Georges Canguilhem est un médecin et philosophe français né en 1904 et mort en 1995. Ses travaux se situent dans la continuité de l’œuvre de Bachelard. Il est le premier représentant de l’épistémologie biologique en France et a analysé d’un point de vue historique et critique tout ce qui pouvait faire obstacle au développement scientifique.
La connaissance de la vie est un recueil d’articles publiés en 1952, consacrés à la médecine et aux sciences biologiques.
L’ouvrage se divise en trois parties : l’étude de la méthode en biologie, l’histoire de la théorie cellulaire et enfin les rapports entre la philosophie et la biologie.

Introduction : La pensée et le vivant

Canguilhem commence son ouvrage en disant « Connaitre c’est analyser ».
La connaissance, selon lui, c’est avant tout une analyse dans le but de quelque chose.
La pensée ne nous sert qu’à prendre du recul sur notre monde, et à nous questionner face aux obstacles qu’il présente.
Le monde étant un ensemble d’obstacles qui se posent à l’homme tout au long de sa vie, la connaissance est une manière de réduire la quantité d’obstacles, de les anticiper, de rendre plus facile le rapport de l’homme à son milieu.
« Elle est donc (la connaissance) une méthode générale pour la résolution directe ou indirecte des tensions entre l’homme et le milieu. »

 La connaissance et la pensée s’inscrivent donc dans la vie pour en éclaircir le sens, pour en rendre le cheminement plus facile.
La vie ne s’oppose donc pas à la pensée comme un vulgaire mécanisme. La vie n’est pas un mécanisme.
« La connaissance est fille de la peur humaine » : autrement dit, la connaissance nait de la peur des obstacles et est un outil pour les dissoudre ensuite dans un but d’organisation de l’expérience humaine.
On saisit donc ici une « relation universelle de la connaissance humaine à l’organisation vivante »


I) Méthode : L’expérimentation en biologie animale

Dans ce premier article, Canguilhem tente de montrer en quoi l’expérience est nécessaire à la science et notamment à la biologie.
Ce n’est que par l’expérimentation que l’on peut découvrir des fonctions biologiques.
L’expérimentation tient le rôle de la vérification des conclusions d’une théorie donnée.
De cette façon, c’est l’expérience qui nous permet de comprendre biologiquement un corps.

Claude Bernard, dans son Introduction à l’étude la médecine expérimentale nous explique que la science antique nous a permis de connaitre le milieu extérieur. Mais c’est l’expérience en biologie qui nous permet de connaitre l’organisme.
« La science antique, écrit Claude Bernard, n’a pu concevoir que le milieu extérieur ; mais il faut, pour fonder la science biologique expérimentale, concevoir de plus un milieu intérieur… ; le milieu intérieur, créé par l’organisme, est spécial à chaque être vivant. Or, c’est là le vrai milieu physiologique. » (P 26)

Finalement, la connaissance des fonctions de la vie a toujours été expérimentale, même quand elle était fantaisiste et anthropomorphique.



L’expérience, c’est quoi ?

L’expérience c’est d’abord la fonction de tout être vivant. L’être vivant expérimente et découvre ses fonctions à travers son expérience dans le monde. Ses fonctions deviennent ensuite des outils pour d’autres expériences dans le but de réaliser d’autres expériences.
Goldstein définit la connaissance biologique comme « une activité créatrice, une démarche essentiellement apparentée à l’activité par laquelle l’organisme compose avec le monde ambiant de façon à pouvoir se réaliser lui-même, c'est-à-dire exister. La connaissance biologique reproduit d’une façon consciente la démarche de l’organisme vivant. La démarche cognitive du biologiste est exposée à des difficultés analogues à celles que rencontre l’organisme dans son apprentissage, c'est-à-dire dans ses tentatives pour s’ajuster au monde extérieur. »

Canguilhem nous explique que la démarche expérimentale biologique est différente de la démarche expérimentale physique ou chimique.
Le biologiste doit surmonter 4 obstacles épistémologiques propres à la démarche expérimentale biologique : la spécificité, l’individualisation, la totalité et l’irréversibilité.

1) La spécificité : La généralisation est limitée par la spécificité de l’objet que l’on expérimente. Ça signifie qu’aucun résultat obtenu par l’expérience ne pourra être généralisé à plusieurs espèces. Le biologiste choisit un animal avec un caractère particulier pour une expérience particulière.
Ce premier obstacle de l’expérimentation consiste à comprendre que chaque espèce a sa spécificité et que donc on ne peut pas généraliser les résultats d’une expérience à plusieurs espèces.

2) L’individualisation : On ne peut pas avoir deux êtres vivants absolument identiques. L’individualité de chaque être pose des difficultés lorsque le biologiste veut comparer deux êtres vivants pour en tirer des conclusions générales.

3) La totalité : Pour comprendre un être vivant, le biologiste est obligé d’étudier l’être dans son ensemble, au-delà de la particularité qui l’intéresse pour son expérience.
Une fonction biologique se comprend toujours au sein de l’organisme tout entier. Isoler une partie de l’organisme ne nous permet pas de connaitre sa fonction exacte.
De cette façon, quand on altère une partie de l’organisme d’un être vivant, c’est l’ensemble de l’organisme que l’on modifie.

4) L’irréversibilité : Les êtres vivants évoluent et se modifient dans le temps. Ce qui est valable pour eux à un instant T1 ne sera plus valide à un instant T2.
Claude Bernard notait que si aucun animal n’est absolument comparable à un autre de même espèce (c’est l’obstacle de l’identification vu précédemment), le même animal n’est pas non plus comparable à lui-même selon les moments où on l’examine.

Avec ces 4 règles, Canguilhem pose donc une méthode de l’expérimentation biologique.




II) Histoire : La théorie cellulaire


Toute la dynamique de cette seconde partie sera pour Canguilhem de montrer qu’il est nécessaire de retracer l’histoire d’un concept scientifique (ici il s’agit de la cellule) pour mieux le comprendre.

Pour Canguilhem, il s’agit de comprendre les origines de la théorie cellulaire pour ensuite comprendre le concept de vie. Il s’intéresse surtout à Georges Buffon, un biologiste français du XVIIIe siècle.


Buffon expose une théorie des molécules organiques, qu’il expose dans L’histoire des animaux : « Les animaux et les plantes qui peuvent se multiplier et se reproduire par toutes leurs parties sont des corps organisés composés d’autres corps organiques semblables, et dont nous discernons à l’œil la quantité accumulée, mais dont nous ne pouvons percevoir les parties primitives que par le raisonnement. »

L’atomisme de Buffon admet une quantité infinie de parties organiques vivantes à l’intérieur des êtres organisés.

Il se base sur le modèle newtonien : il admet la réalité matérielle et corpusculaire de la lumière, c'est-à-dire que les plus petites particules que nous connaissons sont les particules de lumière. La lumière, la chaleur et le feu sont des manières d’être de la matière commune. Il dit que c’est de la « matière vive » c'est-à-dire la matière qui constitue tous les êtres qui vivent ou végètent, mais aussi toutes les molécules organiques vivantes.

 Buffon fait naître, à partir d’une théorie physique de la lumière, la théorie biologique c'est-à-dire la théorie des molécules organiques.
Il comprend la nature comme étant l’apparence de la diversité, une diversité qui regroupe un ensemble d’éléments qui possèdent chacun leur identité propre.
Un organisme vivant est donc pour Buffon un mécanisme donc le fonctionnement résulte de l’assemblage des parties.
Il nous dit : « La vie de l’animal ou du végétal ne parait être que le résultat de toutes les actions, de toutes les petites vies particulières de chacune de ces molécules actives dont la vie est primitive et parait ne pouvoir être détruite. (…) Quand un certain nombre de ces molécules sont réunies, elles forment un être vivant : la vie étant dans chacune des parties, elle peut se retrouver dans un tout, dans un assemblage quelconque de ces parties. » (Histoire des animaux, dans L’Histoire naturelle)


Canguilhem fait ensuite un rapprochement entre Buffon et Hume. On peut remarquer que l’atomisme psychologique de Hume répond symétriquement à l’atomisme biologique de Buffon.
_ Chez Hume, les idées simples s’associent et donnent l’apparence d’unité de la vie mentale.
_ Chez Buffon, chaque molécule organique a une identité propre et en s’assemblant elles constituent l’organisme vivant.

Mais on ne doit pas pousser le parallélisme trop loin. C’est vrai, le corps social, comme le corps organique, sont un tout qui s’explique par la composition de ses parties. Mais l’organisme vivant ne peut pas être comparé à une société de type humain. Buffon rapprocherait plutôt l’organisme d’un agglomérat sans préméditation. C’est le « sans préméditation » qui est important parce qu’il permet de comprendre que la société humaine est une société concertée, alors que les réunions mécaniques (comme l’organisme vivant) sont un assemblage physique ordonné par la nature et indépendant de toute connaissance et de tout raisonnement.

Canguilhem nous met donc en garde contre la tentation de comprendre les phénomènes par le biais de l’analogie. Pour comprendre le mécanisme biologique on ne doit pas poser dessus une image sociale et affective de coopération.


Selon Canguilhem, l’atomisme de Buffon a « pressentie » la théorie cellulaire.
Mais c’est Lorenz Oken, au XIXe siècle, avec sa philosophie naturelle qui l’aura vraiment « anticipée ».

A première vue, Oken semble dire la même chose que Buffon : il existe des unités vivantes absolument simples dont l’assemblage ou l’agglomération produit les organismes complexes.
Ici, la théorie d’Oken consiste à dire que le tout est constitué de parties.
Mais on peut lire Oken d’une autre façon, c'est-à-dire considérer que la molécule est le résultat d’une décomposition du tout. L’organisme n’est plus une somme de réalités biologiques élémentaires. Mais c’est une réalité supérieure dans laquelle les éléments sont niés comme tels, c'est-à-dire que l’individualité de chaque partie est détruite pour laisser place à la création de l’individualité du tout.

Quand on parle de l’histoire du concept de la cellule, on ne peut pas ne pas prendre en compte l’histoire du concept de l’individu.

L’essentiel de la biologie de Oken, c’est une certaine conception de l’individualité. Il se représente l’être vivant à l’image d’une société communautaire.

Claude Bernard reprendra cette idée d’individualité en disant que l’être vivant complexe est « comme une cité ayant son cachet spécial » où tous les individus se nourrissent identiquement et exercent les mêmes facultés générales, mais où chacun participe différemment à la vie sociale par son travail et ses aptitudes. (p87)
 Finalement, de la cellule isolée à la vie sociale on retrouve toujours la notion d’individualité. Un être vivant nait à l’état de cellule. L’individualité cellulaire disparait quand l’individu composé se forme. En fait, l’individualité cellulaire laisse place à l’individualité personnelle. Et à son tour l’individualité de l’être composé laisse place à l’individualité sociale.
La vie n’est pas possible sans une individuation de ce qui vit



III) Philosophie : Aspect du vitalisme


Dans ce troisième article, Canguilhem commence une réflexion plus portée sur la philosophie. La science et surtout la biologie avec la théorie cellulaire nous conduit inévitablement aux questions philosophiques concernant la vie.
Cet article traitera donc du vitalisme.

Canguilhem pose deux aspects importants du vitalisme afin de le comprendre :

• Le premier aspect c’est la vitalité du vitalisme : comprendre la vitalité du vitalisme c’est s’engager dans une recherche du sens des rapports entre la vie et la science de la vie. « Le vitalisme c’est l’expression de la confiance du vivant dans la vie, de l’identité de la vie avec soi-même dans le vivant humain, conscient de vivre » (p109)
Un homme vitaliste, c’est un homme qui se sent enfant de la nature et qui éprouve à son égard un sentiment d’appartenance, il se voit dans la nature et voit la nature en lui.
En ce sens, Platon, Aristote et tous les hommes du Moyen Age et de la Renaissance étaient vitalistes car ils considéraient l’univers comme un tout harmonieux dont eux-mêmes faisaient partie.


• Le second aspect important à noter c’est la fécondité du vitalisme. La fécondité du vitalisme, elle se trouve avant tout dans un retour à l’antique. Chaque vitalisme s’est formé par un retour à des philosophes qui l’ont précédé : le vitalisme de la Renaissance est un retour à Platon contre Aristote ; le vitalisme de Barthez est un retour à Aristote par-delà Descartes.
Ce retour à l’antique montre que l’œil du vitaliste recherche une certaine vision de la vie antérieure aux instruments créés par l’homme pour étendre et consolider la vie



Conclusion : Nous avons vu comment Canguilhem aborde cette question de la connaissance de la vie. Il nous a expliqué dans un premier temps l’importance de l’expérience dans la théorie biologique et comment cette expérience se devait d’être rigoureuse, c'est-à-dire de suivre une méthode se découpant en 4 règles précises. Nous avons vu ensuite dans le second article comment Canguilhem retrace le concept scientifique de cellule pour mieux le comprendre. Georges Buffon aura pressentie la théorie cellulaire, alors qu’on pourra dire que Lorenz Oken l’aura vraiment anticipée.
Dans le troisième article du recueil, Canguilhem nous expose sa définition du vitalisme qui se fait en deux parties : une première qui consiste à comprendre que le vitalisme est un mouvement dynamique de la vie dans le vivant, et une seconde qui nous explique en quoi la naissance et le maintien du vitalisme se fait par un mouvement toujours en retour sur lui-même.

Claude Bernard, Qu'est ce que la vie ?

I) La définition de la vie : entre animisme et cartésianisme

1) Animisme et cartésianisme


Dans l'Antiquité, et notamment avec Aristote, nous définitions la vie comme étant les phénomènes se présentant "comme émanés d'un principe supérieur et immatériel agissant sur la matière inerte et obéissante.". Cette conception de la vie posée par Aristote nous ramenais à la notion de principe vital.
Cette définition de la vie fût ensuite reprise au Moyen Age par les philosophes savants mystiques et par les scolastiques.

Face à cette théorie, se développent les prémices de l'atomisme de Démocrite et d'Epicure, une théorie qui essaye d'établir l'identité entre les phénomènes des corps inorganiques et ceux des corps vivants. Dans la théorie atomiste on ne considère pas de principe vital inhérent au monde et à la matière. Il n'y a pas "d'intelligence motrice".
L'atomisme de Démocrite et d'Epicure donne naissance à une forme de matérialisme : Descartes, par exemple, sépare l'âme du corps. Il considère le caractère spirituel de l'âme, mais elle n'intervient pas dans le fonctionnement du corps, pris comme machine. Il n'y a pas de réciprocité entre la spiritualité de l'âme et la mécanique du corps.

Stahl, quand à lui, adopte un autre point de vue en ce qui concerne la vie et sa nature, reprenant les théories antiques comme celle d'Aristote. Selon Stahl, les actes vitaux ne peuvent pas s'expliquer de manière mécanique. Les forces chimiques détruisent le corps vivant au lieu de le conserver ; il faut donc la présence nécessaire d'une force vitale dans le corps qui permet de le protéger des forces chimiques extérieures. Par sa conception de la vie, Stahl fonde le vitalisme, ce qui le mène ensuite jusqu'à l'animisme : le principe vital est intelligent, il agit au coeur de la matière pour la maintenir dans un but précis.
Van-Helmont avait mis en place une hiérarchie des principes immatériels (appelés archées) ; l'âme était alors divisée en deux parties : une partie raisonnable et immortelle (ou Dieu) et une partie sensitive et mortelle.
Stahl reprend la hiérarchie de Van-Helmont et la simplifie : "L'âme immortelle, force intelligente et raisonnable, gouverne directement la matière du corps, la met en oeuvre, la dirige vers sa fin.". L'âme est ce qui contrôle la matière.

2) Modifications et influences de ces deux courants

Les théories de Stahl et de Descartes furent largement modifiées par leurs successeurs. L'homme machine de Descartes est précisé par les iatro-mécaniciens comme Borelli, Keil, etc... Stahl, quand à lui, est succédé par l'école de Montpellier qui conserve la théorie vitaliste et abandonne l'animisme. Le principe de la vie est désormais distinct de l'âme mais il existe tout de même une force vitale "dont l'unité donne la raison de l'harmonie des manifestations vitales."
Le principe vital n'est désormais plus à considérer comme étant une propriété de l'âme mais bel et bien comme faisant partie du corps, de la matière. C'est au début du XVIIe siècle que Xavier Bichat pose la source des phénomènes vitaux non pas dans une force supérieure immatérielle mais au contraire dans la matière elle-même.

Finalement, malgré les oppositions entre animistes et matérialistes, et ensuite vitalistes, ces courants se retrouvent ensembles sur un point commun, celui de chercher à établir une opposition entre les phénomènes des corps vivants et ceux des corps inorganiques : "La vie est une lutte entre des actions opposées". Les propriétés vitales comme entités métaphysiques s'opposent aux propriétés physiques ordinaires. Ce qui fait la vie, c'est cette résistance des entités métaphysiques sur les propriétés physiques.


II) La définition de la vie : le XVIIIe siècle


Lavoisier et Bichat sont les représentants des deux courants philosophiques importants que nous retrouvons dès l'antiquité : un courant consistant à dire que les phénomènes de la vie relèvent de la mécanique de la matière, l'autre courant défendant l'idée selon laquelle ces phénomènes naissent d'une puissance spéciale, qu'on l'appelle âme, archées, psyché, ou force vitale...

1) Le vitalisme de Bichat


La théorie de Bichat pose une opposition entre les forces vitales et les forces extérieures physico-chimiques : "Ce qui distingue le cadavre du corps vivant, c'est ce principe de résistance qui soutient ou qui abandonne la matière organisée." En effet, la force vitale est le principe qui maintient la matière en un tout organisé.
Bichat pose donc une distinction nette entre deux formes de propriétés constituant la nature ainsi que leur temporalité : les propriétés physico-chimiques qui sont éternelles, et les propriétés vitales qui sont temporaires et qui ne peuvent donc pas soutenir le corps organique indéfiniment, elles s'en détache progressivement, ce qui finit par provoquer la mort du corps organique.
De cette façon, comme les propriétés vitales sont changeantes et d'une durée limitée, les corps vivants sont alors mobiles et périssables. Ils ont une évolution.

Le vitalisme de Bichat a une influence sur la conception des sciences : les lois des sciences sont constantes et invariables car elles s'attachent aux propriétés physico-chimiques qui sont fixes et constantes ; les propriétés vitales étant changeantes, on ne peut rien calculer d'elles.

2) Remise en cause de la théorie de Bichat


Mais le vitalisme de Bichat reste fragile. En astrologie, on a longtemps considéré l'incorruptibilité des cieux jusqu'au XVIIe siècle, tout comme l'on considérait l'incorruptibilité de la matière.
Puis l'on a constaté une évolution, un changement dans la constellation. Ceci a montré qu'il y a bien une modification des propriétés physiques, tout comme les propriétés des corps vivants qui sont changeantes.
De la même manière, l'organisme vivant peut aussi adopter les facultés de la matière : il peut se régénérer.
Les vitalistes avaient donc tort en ce qui concerne la temporalité et l'immuabilité des différentes propriétés de la nature.

Il n'y a donc pas un antagonisme entre les phénomènes chimiques et les phénomènes vitaux comme le pensait Bichat et ses prédécesseurs ; il y a plutôt entre ces deux propriétés de la nature un équilibre parfait et nécessaire au maintien de la vie : "L'opposition, l'antagonisme, la lutte admise entre les phénomènes vitaux et les phénomènes physico-chimiques par l'école vitaliste est une erreur dont les découvertes de la physique et de la chimie modernes ont fait amplement justice."


III) Qu’est-ce que la vie ? Claude Bernard répond


Les questions « Qu’est-ce que la vie ? » et « Qu’est-ce que la mort ? » sont liées.
Nous le comprendrons plus tard dans notre exposé.
L’être vivant est essentiellement caractérisé par la nutrition : c’est un mouvement constant des molécules de l’être dans son milieu. Ce mouvement est appelé « tourbillon vital » ou « circulus matériel » et il est le caractère fondamental de l’être vivant.

1) La nutrition et la génération

Ce mouvement nutritif doit être compris en deux temps distincts : le premier qui est celui de la matière inorganique qui est fixée aux tissus vivants comme étant une partie du tout ; le second qui est celui des tissus qui se séparent ensuite de la matière inorganique et l’abandonnent. C’est la continuelle destruction et renaissance des parties constituantes de l’organisme ou ce qu’on appelle plus couramment la vie et la mort.
Alors que les vitalistes concevaient la vie comme étant une résistance à la mort, c'est-à-dire aux forces chimiques et physiques, Claude Bernard nous explique qu’en réalité c’est précisément cette destruction organique (provoquée par les forces physiques et chimiques) qui permet ce mouvement d’échange et qui permet donc la réorganisation du corps.
« Les deux facteurs de la nutrition sont donc l’assimilation et la désassimilation, autrement dit l’organisation et la désorganisation. »
C’est la destruction organique qui permet l’être vivant, autrement dit, la destruction organique permet le renouvellement de la matière organique : « toute manifestation d’un phénomène dans l’être vivant est nécessairement lié à une destruction organique. »
S’il y a de la vie, ce n’est donc pas parce que les forces physiques et chimiques sont domptées par la force vitale ; c’est parce qu’il y a destruction organique, c'est-à-dire transformation de la matière, qu’il y a de la vie.
Si le corps se détruit, il se régénère ensuite. Cette régénération se fait selon deux modes principaux : la synthèse chimique assimile la substance ambiante pour en faire des principes nutritifs, et parfois cette même synthèse forme directement des éléments des tissus.

Les deux notions de nutrition et de génération sont à comprendre comme une unité ; l’organisme vivant se génère et se régénère continuellement, et la nutrition est un moyen d’opérer à cette régénération.

2) Le germe

La nutrition et la génération sont les aspects d’un seul et même agent appelé « germe ». « Le germe est l’agent d’organisation et de nutrition par excellence ; il attire autour de lui la matière cosmique et l’organise pour constituer l’être nouveau. »
Le germe est une puissance organisatrice de la matière organique qui se trouve déjà présent à la base de la matière, dans la cellule-œuf.
Tout comme le germe opère sa transformation de l’organisme de manière invisible depuis l’extérieur, chacune de nos fonctions « a pour ainsi dire son incubation organisatrice ». Chaque action vitale qui se produit extérieurement est le résultat d’un long processus intérieur à la matière même. Ainsi, lorsque la science veut contrôler les phénomènes vitaux, c’est au cœur même des causes intérieures que son travail doit se porter.
La vie se maintient donc par deux sortes d’actes : la destruction organique et la synthèse assimilatrice. Mais ces deux sortes d’actes sont indissociables l’un de l’autre.

3) Qu’est-ce que la vie ?


Pour poser une définition de la vie, il faut d’abord savoir quelle conception nous devons nous former des phénomènes de la vie dans l’état actuel de nos connaissances physiologiques.
Nous savons d’ores et déjà que le siège de la vie est partout, dans toutes les molécules de la matière organisée. Toutes les manifestations de la vie sont des variantes infinies de propriétés organiques élémentaires fixes et invariables.
Afin de définir la vie, il ne faut donc pas chercher à connaitre toutes les manifestations vitales que l’on peut percevoir, mais bel et bien connaitre ces infiniment petits qui sont la véritable base de ces manifestations.
Mais une fois cette idée posée, la question reste la même que celle que nous nous posions déjà depuis l’Antiquité : « Existe-t-il dans les êtres vivants une force spéciale qui soit distincte des forces physiques, chimiques ou mécaniques ? » Les vitalistes défendaient la présence d’une force vitale, les mécanistes prônaient le contraire.

Parmi tous les phénomènes de nutritifs qui constituent la vie, il en demeure un, celui de la destruction organique, qui s’expliquent par des actions chimiques. De la même manière, même si cela nous parait moins évident au premier abord, le processus de régénération n’en est pas moins spéciale et s’explique également par des phénomènes de synthèse chimique.
En plus de la synthèse chimique, nous trouvons au cœur de la matière, un principe d’évolution immanent à l’ovule qui se transmet ensuite dans l’embryon et ainsi dans le corps nouveau. Les phénomènes de génération et de nutrition ont donc un caractère évolutif qui en est le fond et l’essence.
Selon Claude Bernard, ce serait donc cette puissance évolutive qui constituerait la base de la vie, au-delà de tous les questionnements vitalistes ou mécanistes qui peuvent être posés.
Cette propriété évolutive de l’embryon n’est pas ni un phénomène physique, ni un phénomène chimique. Cette notion de puissance évolutive est donc la dernière arme du vitalisme. Mais le vitalisme reste une erreur car il conçoit cette force métaphysique comme étant une force physique.
La réalité est que la force métaphysique qu’est la puissance évolutive par laquelle nous définissons la vie est présente à notre esprit, mais ne peut avoir aucune influence sur le domaine de la physique car elle est en dehors d’elle.

Ainsi, si nous devons définir la vie, nous expliquerons que sa définition se trouve dans le monde métaphysique, celui de notre esprit ; mais ce monde est à détacher du monde physique. Les forces physiques sont donc les seuls agents effectifs de l’organisme vivant. « Nous dirons avec Descartes : on pense métaphysiquement, mais on vit et on agit physiquement. »