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jeudi 19 mai 2011

Rousseau : l'inscription de l'homme moral dans le politique

Chaque système social est un embranchement de relations très complexes. L'individu ne sait se positionner dans son statut de citoyen. Doit-il être dévoué à une puissance supérieure et se soumettre à elle ? Doit-il refuser toute soumission ou toute mise en commun et s'appliquer à protéger et conserver son propre intérêt ? La première proposition risquerait d'instaurer un rapport totalitaire et appauvrissant pour l'individu, tandis que la seconde ne tiendrait pas compte de la communauté. Comment résoudre alors ce problème qui pose la société politique ? Rousseau nous propose une solution dans son Discours sur l'économie politique, tout comme il le faisait dans le Contrat Social. Quelle est la forme idéale de la société politique ? Comment doit-on espérer qu'elle fonctionne ? Force est de constater que la réalité n'est pas un idéal et que le système politique ne fonctionne pas toujours parfaitement. Dans ce cas, quel statut doit tenir l'homme dans la société ? Comment résoudre le problème de l'inscription de l'homme moral dans le politique ?


Le Discours sur l'économie politique nous permet de comprendre comment Rousseau envisage un système politique idéal. La société idéale est celle qui est formée par le contrat d'association sans soumission. C'est à dire que chacun s'associe au tout sans se soumettre à personne. Cette société politique additionne les intérêts particuliers (que l'on définira comme "amour de soi") pour en faire un intérêt commun ; cette addition des intérêts particuliers exprimera une volonté que l'on appellera "volonté générale".
Mais Rousseau constate bien que cette société idéale ne colle pas avec la réalité. La société politique par le contrat d'association n'est pas seule et unique. Elle rassemble un certain nombre de "sociétés particulières" (selon les termes de Rousseau) qui, au premier abord, fonctionnent comme la "grande société". Les petites sociétés sont aussi des sociétés politiques (bien qu'elles soient passagères et informelles), et elles se fondent sur la mise en commun des intérêts particuliers ("tous les particuliers qu'un intérêt commun réunit") et les individus de ces sociétés constituent les membres d'une association. Cette association exprimera elle aussi une volonté et revêt une forme extérieure semblable à la grande société politique.
Il semblerait donc que la grande société politique en contienne plusieurs petites, fonctionnant sous le même schéma et ayant les mêmes résultats.

Mais ce même schéma de fonctionnement apparent n'est justement qu'apparent. Il est clair que les sociétés particulières à l'intérieur de la grande société politique fonctionnent, pour le plus simple, de la même façon que cette dernière. Mais ces petites sociétés ont une mauvaise influence sur la grande. Si Rousseau les appelle les "sociétés particulières" ce n'est pas un hasard ; c'est parce qu'elles sont à l'image des hommes qui opposent leurs intérêts particuliers (définis ici comme "amour propre").
Par leur propre volonté ces petites sociétés modifient la volonté publique de la grande société. Si elles se considèrent elles mêmes comme l'expression d'une volonté générale, elles sont l'expression l'expression d'une "volonté particulière" pour la grande société. En effet, les petites sociétés expriment une volonté particulière car elles constituent une unité qui s'oppose à d'autres unités.
Les petites sociétés sont donc mauvaises car elles maintiennent les relations d'opposition au sein même de la grande société politique : "l'intérêt personnel augmente à mesure que l'association devient plus étroite". Ainsi, plus la société particulière est petite et plus elle s'apparente à un individu isolé avec ses propres intérêts particuliers, c'est à dire son propre égoïsme.


On retrouve à travers société politique et société particulière le double statut de l'individu, à la fois particulier dans son rapport avec le tout et singulier, c'est à dire en opposition avec les autres hommes. Les citoyens dans les sociétés particulières sont ces individus communautaires laissant place à leur statut d'homme singuliers ; ils sont alors considérés comme de mauvais citoyens car même à travers une "micro société politique" les rapports d'opposition sont maintenus et l'individu ne se considère pas comme une partie du tout. Les individus faisant partie de la grande société politique sans faire partie des plus petites sont alors des bons citoyens ; ils sont une partie indivisible du tout politique car ils ont déplacé leur "moi" particulier dans un "moi commun" ; ce "moi commun" est alors vu comme un "corps" politique dont les individus qui le constituent en sont les organes.
Dans les sociétés particulières il n'y a pas eu ce déplacement de soi dans le sens où l'on ne trouve pas de religion civile, c'est à dire que les citoyens restent citoyens et mauvais citoyens et ne deviennent pas des hommes moraux car ils ne se sont pas compris comme une partie indissociable du tout que Dieu a créé. Dans les sociétés particulières il y a la mise en place du politique avec la mise en commun des intérêts particuliers, etc... mais on ne trouve aucune dimension morale qui s'inscrit dans le politique. Le citoyen reste citoyen et n'acquiert aucune dimension morale. Ce sera dans la grande société politique que le citoyen, après avoir été citoyen, pourra devenir un homme moral. En effet, la volonté générale dans la grande société politique ne permet pas la réapparition des intérêts particuliers dans l'intérêt commun car la volonté générale est construite sur le fond commun des intérêts particuliers qui deviennent alors non oppositifs.
Les intérêts ne s'opposent plus parce que "la voix du peuple est la voix de Dieu", c'est à dire que l'amour de soi de l'individu communautaire se transforme en amour de Dieu ; sa raison lui permet de comprendre l'ordre du monde donc il est une partie et sa conscience le lui fait aimer car l'individu comprend qu'il est une partie du tout que Dieu a créé. L'homme est naturellement porté à plus s'aimer lui même que ce qu'il aime Dieu. Mais sa raison et sa conscience lui permettent de se rendre compte que la chaine des êtres existant dont il fait lui même partie et son amour de soi se déplace et devient amour de Dieu. L'homme aime Dieu car il l'a créé comme membre de la chaine qui est parfaite parce que son créateur est lui me^me parfait.
Ainsi, le citoyen devient un homme moral par la religion civile existante dans la société politique. L'homme ne peut être moral que s'il a d'abord été politique.

Philosophie de l'art _ Le Corbusier et la loi du ripolin

Dans L'Art décoratif d'aujourd'hui Le Corbusier expliquait : " Vous serez à la suite du ripolinage de vos murs maître chez vous. " A travers sa loi du ripolin, Le Corbusier voulait montrer que la seule façon d'atteindre la vérité, la neutralité, était de "mettre au clair" son intérieur, et donc son esprit. Atteindre la vérité, atteindre la réalité, voilà un objectif propre à toutes les époques, et propre à toutes les cultures. Mais comment atteindre cette objectif ? Quels moyens devons nous nous donner pour y parvenir ? Par quels chemins devons nous passer pour atteindre le réel ? Telle est la grande problématique de l'art, ne sachant se positionner sur ce point. Nous verrons dans un premier temps la thèse de Le Corbusier, visant à appliquer le blanc afin de faire ressortir le trait, seule et unique source de vérité et d'objectivité. Nous examinerons ensuite une toute autre culture, celle de l'Orient, et notamment celle du Japon et de son esthétique de l'ombre. Nous comprendrons qu'en Orient, comme en Occident, l'idée reste la même : ce qui importe c'est le contraste qui continuera de soulever la confrontation classique entre sensualisme et intellectualisme. Nous verrons dans un dernier point, qu'il est possible de dépasser cette opposition, et que, finalement, les sens peuvent aussi être source de vérité, notre vérité..

L'idée principale de Le Corbusier est la suivante : Le blanc, et par extension la clarté est symbole de pureté, de neutralité. Le blanc est interprété comme l'absence de couleur. Ainsi, poser une couche de ripolin c'est faire de soi même un homme neutre vis-à-vis de ses émotions, c'est supprimer les couleurs de son esprit.
Le Corbusier pose clairement une critique de la couleur comme aiguillon des passions. Cette critique se retrouve déjà dans l'Antiquité avec Platon qui pose la couleur comme illusoire. Elle s'oppose à la réalité car elle n'a aucune valeur objective. Le même auteur disait dans Le Sophiste que l'art ne doit pas tenir compte de la subjectivité (c'est à dire de la couleur) du spectateur sinon il devient lui même une tromperie. Aristote reprendra ensuite l'idée platonicienne en disant que la couleur ne fait que charmer l'oeil ; elle n'a pas de véritable beauté, car la beauté se trouve dans la forme : "si quelqu'un appliquait sans ordre les plus belles teintes, il charmerait moins que s'il réalisait en grisaille une esquisse de son sujet."
La couleur subit donc une vieille tradition qui l'associe indéniablement au sensible, car elle n'a pas de forme ; la couleur est sans limites et ne peut donc pas faire l'objet de calculs mathématiques. Charles Lebrun, au XVIIe siècle, reprendra cette idée en disant qu'il existe un lien indéniable entre la couleur et l'émotion. De manière plus radicale, les occidentaux en général rejettent la couleur car elle est liée à la maladie et aux hallucinations. La couleur exprime une vision pathologique du réel.
Si Le Corbusier rejette la couleur, et met en avant le blanc, ce n'est pas l'absence de couleur qu'il recherche mais plutôt la mise en valeur du contraste. En effet, le blanc, c'est ce qui permet de faire ressortir le trait : "Le fait de chaux est attaché au gîte de l'homme depuis la naissance de l'humanité : on calcine des pierres, on étend de l'eau, on badigeonne et les murs deviennent d'un blanc le plus pur (...) Si la maison est toute blanche, le dessin des choses s'y détache sans transgression possible (...) Le blanc de chaux est absolu, tout s'y détache, s'y écrit absolument, noir sur blanc..." (Maurice Besset dans Le Corbusier). En effet, derrière cet éloge du blanc, Le Corbusier fait un éloge du trait (chose peut étonnante pour un architecte). Le dessin est ce qui amène à l'objectivité, c'est ce qui correspond le mieux au réel et l'art, par l'utilisation du dessin, devient utile. Le Corbusier veut donc un art fonctionnaliste. Déjà dans l'Antiquité le dessin avait une valeur intellectuelle, une valeur de sobriété. Basé sur des mesures mathématiques, le dessin est vrai. Le néo-classicisme reprendra l'idéologie antique. Ingres, dans ses Ecrits sur l'art, nous dit en parlant de l'artiste: " il devra dessiner longtemps avant de songer à peindre (...) c'est un fondement solide que la science du dessin (...) Les peintres coloristes peuvent charmer au premier regard par les belles couleurs mais une fois le premier émerveillement passé, je n'y trouve aucune spiritualité, intellectualité. Il vaut mieux tomber dans le gris que dans l'ardent."
Le peintre doit donc montrer les choses dans leur vérité par le biais du dessin. Alberti, dans De Pictura, pose la notion de "circonscription" qu'il emprunte à Quintilien dans L'institution oratoire : circonscrire c'est créer des lignes qui nous permettent ensuite de créer des surfaces puis des corps, et des histoires. La ligne est la base de tout tableau, afin de le créer comme on écrit un texte. On exige donc une certaine rigueur de l'artiste, qui doit créer son art dans une perspective intellectualiste et une dimension instructive de la peinture. D'ailleurs, comme le disait Léonard De Vinci : "La peinture est une chose mentale".
Ce que voulait dire Le Corbusier par l'utilisation du blanc qui met en valeur le trait, c'est l'importance de l'aspect formel de l'art, une formalité qui se trouve dans le contraste de la ligne sur le blanc.

L'esthétique japonaise est l'exact contraire de la vision de Le Corbusier. Alors que ce dernier mettait en valeur le blanc de chaux comme ce qui faisait ressortir le trait, source d'exactitude et de vérité, à l'inverse, dans la culture orientale japonaise, ce qui importe, c'est l'ombre. En effet, la pénombre est le socle du quotidien. Tanizaki, dans son Eloge de l'ombre, illustre bien cette esthétique japonaise.
Le blanc de chaux dont parle Le Corbusier renvoie inévitablement à la culture occidentale, celle qui prône la clarté, la lumière et la propreté. Pour Tanizaki, et dans l'esthétique japonaise en général, ce culte de la lumière est tellement fort qu'il va même jusqu'à l'éblouissement : " Non point que nous ayons une prévention a priori contre tout ce qui brille, mais, à un éclat superficiel et glacé, nous avons toujours préféré les reflets profonds (...) ce brillant légèrement altéré qui évoque irrésistiblement les effets du temps. "
En Occident, on supprime l'ombre pour mettre en valeur la ligne. En Orient et au Japon c'est l'inverse ; on joue sur l'ombre, on la fait exister afin de créer un jeu de contraste quotidien. C'est le contraste des objets usuels face à la pénombre ambiante qui fait naître le beau. En effet, le beau dans l'esthétique japonaise n'est pas à considérer en soi. Le beau naît d'abord et toujours de la pénombre, il n'existe pas sans l'ombre.
Contrairement à Le Corbusier, au Japon c'est l'ombre qui révèle la vérité au sens d'authenticité. Avec Le Corbusier comme avec Tanizaki, nous avons à faire à un éloge du contraste. En Occident, il s'agissait d'un contraste qui recherchait le formel, le fonctionnel, le mathématique ; En Orient, il s'agit d'un contraste qui ne recherche non pas le fonctionnel mais la sensualité. En Occident comme en Orient, on rejette donc la couleur au profit du contraste pour atteindre soit une vérité vue comme formelle, soit une vérité vue comme sensuelle.

Nous avons vu que d'un bout à l'autre du monde, la couleur est toujours rejetée comme ce qui ne peut pas nous mener à une véritable connaissance. Mais certains auteurs ont montré le contraire. La couleur n'est pas toujours mauvaise. Même si elle est dans l'histoire de l'art souvent associée à l'émotion, cette émotion n'est pas forcément source d'illusion et de tromperie. Les couleurs peuvent nous mener au réel et l'on peut conserver une dimension intellectualiste de l'art sans pour autant dévaloriser le statut de la couleur. Roger de Pile par exemple dira que la couleur est l'objet principal du peintre. Le coloris est l'intermédiaire entre l'excès d'intellectualisme (le vrai idéal) et l'excès de sensualisme (le vrai simple). Ainsi la peinture s'adresse aux sens mais continu de s'adresser à l'esprit. Dans la même dynamique, Diderot, dansMes petites idées sur la couleur, nous dit que pour atteindre le vrai la raison ne suffit pas ; il faut l'intervention des sensations. Il reprend l''idéologie empiriste qui consiste à dire que ce qui est réel ce sont nos sensations. Si notre connaissance nous vient de nos sens, alors l'artiste doit susciter l'émotion du spectateur pour que ce dernier apprenne quelque chose. La couleur devient alors importante car elle va éveiller les émotions. L'art reste alors dans une perspective fonctionnaliste tout en revalorisant le statut de la couleur. Chevreul, quant à lui, nous montre que les couleurs peuvent être comprises par des lois, et donc qu'elles ne sont pas exclues du champs des mathématiques. Ainsi, même si la couleur est considérée comme une illusion, cette illusion est fondée car elle agit dans chaque oeil de la même façon. La couleur en tant que phénomène n'échappe donc pas à la raison ; la subjectivité n'est plus synonyme d'arbitraire ou d'irrationnel. La couleur ne s'écarte pas du champs de la connaissance et la reconsidération de la couleur ne veut pas dire faire une croix sur l'art intellectualiste qui nous apprend quelque chose. Il est donc possible de dépasser l'opposition classique entre les sens et la raison.

Atteindre le réel, ce n'est donc pas faire une croix sur la subjectivité. Le dessin et sa mathématisation est pour certain un moyen de toucher à une connaissance du monde ; pour d'autres, ce sera les sens qui nous apprendrons le plus sur la réalité. Dans tous les cas, qu'il s'agisse d'un monde en contraste et d'un univers coloré, le monde nous offre toujours des outils pour le comprendre.

Tanizaki Jun'ichiro, Eloge de l'ombre _ Fiche de lecture

Jun’ichiro Tanizaki est un écrivain japonais né le 24 juillet 1886 et mort le 30 juillet 1965 à Tokyo au Japon.
Il écrit Eloge de l’ombre en 1933, un essai sur l’esthétique japonaise et qui impressionnera par sa qualité.
L’auteur défend une esthétique de la pénombre comme réaction à l’esthétique occidentale où tout est éclairé, il revendique la patine des objets par opposition à la manie de la propreté occidentale.
Tanizaki nous livre ses réflexions sur la conception japonaise du beau, une beauté lui inspirant une certaine mélancolie à l’idée qu’elle est inéluctablement condamnée à disparaître, avec tout ce qui faisait le charme d’un art de vivre millénaire.


Le travail de Tanizaki dans Eloge de l’ombre sera de comparer l’esthétique japonaise à l’esthétique occidentale par divers exemples, tirés pour la plupart de constatation en matière d’architecture et d’aménagement d’intérieur :
La base de l’esthétique japonaise c’est avant tout l’absence de lumière. En effet, la culture japonaise défend une esthétique de la pénombre, véhiculant une ambiance intimiste et mystérieuse. En occident, cette esthétique n’est pas du tout mise en avant et bien au contraire ; ce que nous recherchons, nous, occidentaux, c’est la clarté la plus totale, qui va, du point de vue des japonais, jusqu’à la recherche de l’éblouissement par l’excès de lumière.
Quand Tanizaki se lance dans la confection d’un lieu destiné à accueillir des clients, le Kaïraku-en, son principal objectif est de respecter l’esthétique des intérieurs japonais, malgré l’influence de l’occident et de l’omniprésence des matériaux occidentaux sur le marché, qui sont bien moins couteux.
Il s’inspire alors du monastère de Kyoto « construis à la manière de jadis ». Son but est alors d’arriver à retrouver cette ambiance paisible que l’on trouve dans les lieux d’aisance japonais. Ces lieux d’aisance permettent principalement une « paix de l’esprit » grâce au jeu de la pénombre dans les galeries couvertes ou aux bains de lumières douces (créé par les shôji, qui sont des parois ou des portes constituées de papiers washi translucide).
Un lieu ancré dans l’esthétique japonaise, c’est un lieu avec « une certaine qualité de pénombre, une absolue propreté et un silence tel que le chant d’un moustique offusquerait l’oreille ». Telles sont les conditions indispensables pour créer une esthétique digne de la tradition japonaise.
Alors que les Occidentaux voient les lieux d’aisance japonais comme des endroits « malpropres », la culture asiatique voit en ces lieux le sommet du raffinement en matière d’architecture et comme le lieu d’inspiration première de l’art.

Toutes ces constatations sur l’architecture et l’aménagement d’une maison, dans le souci du respect de l’esthétique japonaise amène l’auteur à réaliser combien le monde moderne occidental est ancré dans nos vies, et dans nos foyers : « Je n’ai certes rien contre l’adoption des commodités qu’offre la civilisation en matière d’éclairage, de chauffage ou de cuvettes de cabinet, mais là je me suis demandé tout de même pourquoi, les choses étant ce qu’elles sont, nous n’attachons pas un peu plus d’importance à nos usages et nos goûts, et s’il était vraiment impossible de nous y conformer davantage. » (p26)

Mais pourquoi un tel attachement vis-à-vis de l’esthétique plus ou moins occidentalisée de nos intérieurs ? En effet, à première vue, nous pourrions simplement nous dire que l’essentiel de la vie est de se protéger des intempéries et de manger à sa faim, peu importe dans quelle maison cela est effectué, et à quel style architectural elle appartient…
Mais Tanizaki ne veut pas abandonner ce souci de l’esthétique japonaise car, en effet, la volonté de conserver un style japonais sous-tend en réalité chez l’auteur des questionnements beaucoup plus grands, à savoir notamment la question du mélange des cultures entre Orient et Occident, celle de l’influence de l’Occident sur l’Orient, et de la soumission de la culture Orientale face à la culture Occidentale.
« Si l’Orient et l’Occident avaient, chacun de son côté et indépendamment, élaboré des civilisations scientifiques distinctes, que seraient les formes de notre société et à quel point seraient-elles différentes de ce qu’elles sont ? Voilà le genre de questions que je me pose habituellement. » (p28)
Tanizaki nous expose clairement sa remise en question nostalgique du progrès de l’Occident qui prend le pas sur la culture Orientale.
« L’Occident a suivi sa voie naturelle pour en arriver à son état actuel ; quant à nous, mis en présence d’une civilisation plus avancée, nous n’avons pu faire autrement que de l’introduire chez nous, mais, par contrecoup, nous avons été amenés à bifurquer vers une direction autre que celle que nous suivions depuis des millénaires : bien des embarras et bien des déconvenues nous sont, je pense, venus de là. »(p31).
Eloge de l’ombre est donc un ouvrage qui nous pousse à nous rappeler comment le monde s’influence, comment certaines cultures en transforment d’autres. Mais il n’est pas à prendre comme un essai raciste, comme certains peuvent le penser, mais bel et bien comme une nostalgie de l’auteur qui veut se rappeler ses racines.

Ce questionnement premier amène finalement l’auteur à nous ouvrir de nouvelles perspectives sur l’art japonais, son fonctionnement et sa recherche perpétuelle de raffinement : Le cinéma japonais trouve sa particularité dans ses jeux d’ombres et par la valeur des contrastes. La musique est caractérisée par une certaine retenue, et une importance accordée à l’ambiance. Dans l’art oratoire, c’est l’art du silence qui prime.

D’une manière générale, ce qui caractérise la beauté de l’esthétique japonaise, c’est cette absence de lumière trop vive qui est devenu, dans la culture occidentale, un fait de tous les jours auquel nous ne prêtons plus attention : « D’une manière générale, la vue d’un objet étincelant nous procure un certain malaise. »
L’esthétique japonaise cultive ainsi la noirceur des objets, leur ternissement au fil du temps. L’étain est un matériau très aimé des orientaux, notamment pour les objets de cuisine car la surface se noircie. De même, les chinois aiment la pierre de jade car elle est une pierre « étrangement trouble, qui emprisonne dans les tréfonds de sa masse des lueurs fuyantes et paresseuses. » (p36)
« Non point que nous ayons une prévention a priori contre tout ce qui brille, mais, à un éclat superficiel et glacé, nous avons toujours préféré les reflets profonds, (…) ce brillant légèrement altéré qui évoque irrésistiblement les effets du temps. » (p37).

Cette esthétique de l’obscurité, nous explique Tanizaki, est nécessaire à l’ensemble de l’esthétique japonaise. En effet, tous les objets traditionnels japonais et orientaux de manière générale, sont conçus de manière à être exposés dans des lieux sombres : « Ce monde de rêve à l’incertaine clarté que sécrètent chandelles ou lampes à huile, ce battement du pouls de la nuit que sont les clignotements de la flamme, perdraient à coup sûr une bonne part de leur fascination. (…) » (p44).
Ainsi, ce qui importe dans l’architecture japonaise, c’est l’ombre. La toiture des maisons et des temples japonais permet avant tout de faire obstacle à la lumière solaire. Alors que l’architecture, créant l’ombre, était au départ nécessaire à la protection contre les intempéries, celle-ci est devenue peu à peu une habitude esthétique : « Mais ce que l’on appelle le beau n’est d’ordinaire qu’une sublimation des réalités de la vie, et c’est ainsi que nos ancêtres, contraints à demeurer bon gré mal gré dans des chambres obscures, découvrirent un jour le beau au sein de l’ombre, et bientôt il en vinrent à se servir de l’ombre en vue d’obtenir des effets esthétiques. » (p51).
Ainsi, le peu de clarté que l’on laisse pénétrer dans les lieux japonais prend une dimension tout autre ; la lumière revêt une dimension mystique et mystérieuse, elle n’est plus une clarté ordinaire mais une qualité rare, une pesanteur particulière. L’ombre et la lumière jouent avec le visiteur, comme si celui-ci perdait la notion du temps, comme dans un rêve.

Tanizaki nous montre que le beau dans l’esthétique japonaise n’est pas à considérer « en soi » ; le beau nait d’abord et toujours de la pénombre. Dans l’esthétique orientale, le beau n’existe pas sans ombre : « je crois que le beau n’est pas une substance en soi, mais rien qu’un dessin d’ombres, qu’un jeu de clair-obscur produit par la juxtaposition de substance diverses. (…) le beau perd son existence si l’on supprime les effets d’ombre. » (p77)

Eloge de l’ombre se veut être un plaidoyer de la valeur esthétique de l’ombre dans la culture japonaise. Mais avec la révolution industrielle et l’influence Occidentale, la tradition japonaise disparaît peu à peu pour laisser place à une modernité plus confortable. C’est cette occidentalisation que dénonce Tanizaki, dans sa dimension réductrice vis-à-vis de l’esthétique des objets japonais. En effet, la modernité n’est pas pensée en fonction de chaque culture. Tanizaki est pourtant loin de faire une critique de l’Occident ; il fait plutôt un constat sur la façon dont les Japonais cèdent à la culture occidentale qui n’est pourtant pas adaptée à leur mode de vie, leurs coutumes, leurs traditions. C’est donc l’essence même de la civilisation japonaise qui disparait peu à peu.


Dans son Eloge de l’ombre, Tanizaki nous transporte au cœur de la culture japonaise et de son esthétique. Tout est pensé dans l’ombre, source principale de toute beauté. Plus qu’un essai, Eloge de l’ombre nous apparait comme une suite de poèmes sur le papier, l’architecture, la cuisine, les femmes mis en beauté par la pénombre.

Canguilhem, La connaissance de la vie.

Georges Canguilhem est un médecin et philosophe français né en 1904 et mort en 1995. Ses travaux se situent dans la continuité de l’œuvre de Bachelard. Il est le premier représentant de l’épistémologie biologique en France et a analysé d’un point de vue historique et critique tout ce qui pouvait faire obstacle au développement scientifique.
La connaissance de la vie est un recueil d’articles publiés en 1952, consacrés à la médecine et aux sciences biologiques.
L’ouvrage se divise en trois parties : l’étude de la méthode en biologie, l’histoire de la théorie cellulaire et enfin les rapports entre la philosophie et la biologie.

Introduction : La pensée et le vivant

Canguilhem commence son ouvrage en disant « Connaitre c’est analyser ».
La connaissance, selon lui, c’est avant tout une analyse dans le but de quelque chose.
La pensée ne nous sert qu’à prendre du recul sur notre monde, et à nous questionner face aux obstacles qu’il présente.
Le monde étant un ensemble d’obstacles qui se posent à l’homme tout au long de sa vie, la connaissance est une manière de réduire la quantité d’obstacles, de les anticiper, de rendre plus facile le rapport de l’homme à son milieu.
« Elle est donc (la connaissance) une méthode générale pour la résolution directe ou indirecte des tensions entre l’homme et le milieu. »

 La connaissance et la pensée s’inscrivent donc dans la vie pour en éclaircir le sens, pour en rendre le cheminement plus facile.
La vie ne s’oppose donc pas à la pensée comme un vulgaire mécanisme. La vie n’est pas un mécanisme.
« La connaissance est fille de la peur humaine » : autrement dit, la connaissance nait de la peur des obstacles et est un outil pour les dissoudre ensuite dans un but d’organisation de l’expérience humaine.
On saisit donc ici une « relation universelle de la connaissance humaine à l’organisation vivante »


I) Méthode : L’expérimentation en biologie animale

Dans ce premier article, Canguilhem tente de montrer en quoi l’expérience est nécessaire à la science et notamment à la biologie.
Ce n’est que par l’expérimentation que l’on peut découvrir des fonctions biologiques.
L’expérimentation tient le rôle de la vérification des conclusions d’une théorie donnée.
De cette façon, c’est l’expérience qui nous permet de comprendre biologiquement un corps.

Claude Bernard, dans son Introduction à l’étude la médecine expérimentale nous explique que la science antique nous a permis de connaitre le milieu extérieur. Mais c’est l’expérience en biologie qui nous permet de connaitre l’organisme.
« La science antique, écrit Claude Bernard, n’a pu concevoir que le milieu extérieur ; mais il faut, pour fonder la science biologique expérimentale, concevoir de plus un milieu intérieur… ; le milieu intérieur, créé par l’organisme, est spécial à chaque être vivant. Or, c’est là le vrai milieu physiologique. » (P 26)

Finalement, la connaissance des fonctions de la vie a toujours été expérimentale, même quand elle était fantaisiste et anthropomorphique.



L’expérience, c’est quoi ?

L’expérience c’est d’abord la fonction de tout être vivant. L’être vivant expérimente et découvre ses fonctions à travers son expérience dans le monde. Ses fonctions deviennent ensuite des outils pour d’autres expériences dans le but de réaliser d’autres expériences.
Goldstein définit la connaissance biologique comme « une activité créatrice, une démarche essentiellement apparentée à l’activité par laquelle l’organisme compose avec le monde ambiant de façon à pouvoir se réaliser lui-même, c'est-à-dire exister. La connaissance biologique reproduit d’une façon consciente la démarche de l’organisme vivant. La démarche cognitive du biologiste est exposée à des difficultés analogues à celles que rencontre l’organisme dans son apprentissage, c'est-à-dire dans ses tentatives pour s’ajuster au monde extérieur. »

Canguilhem nous explique que la démarche expérimentale biologique est différente de la démarche expérimentale physique ou chimique.
Le biologiste doit surmonter 4 obstacles épistémologiques propres à la démarche expérimentale biologique : la spécificité, l’individualisation, la totalité et l’irréversibilité.

1) La spécificité : La généralisation est limitée par la spécificité de l’objet que l’on expérimente. Ça signifie qu’aucun résultat obtenu par l’expérience ne pourra être généralisé à plusieurs espèces. Le biologiste choisit un animal avec un caractère particulier pour une expérience particulière.
Ce premier obstacle de l’expérimentation consiste à comprendre que chaque espèce a sa spécificité et que donc on ne peut pas généraliser les résultats d’une expérience à plusieurs espèces.

2) L’individualisation : On ne peut pas avoir deux êtres vivants absolument identiques. L’individualité de chaque être pose des difficultés lorsque le biologiste veut comparer deux êtres vivants pour en tirer des conclusions générales.

3) La totalité : Pour comprendre un être vivant, le biologiste est obligé d’étudier l’être dans son ensemble, au-delà de la particularité qui l’intéresse pour son expérience.
Une fonction biologique se comprend toujours au sein de l’organisme tout entier. Isoler une partie de l’organisme ne nous permet pas de connaitre sa fonction exacte.
De cette façon, quand on altère une partie de l’organisme d’un être vivant, c’est l’ensemble de l’organisme que l’on modifie.

4) L’irréversibilité : Les êtres vivants évoluent et se modifient dans le temps. Ce qui est valable pour eux à un instant T1 ne sera plus valide à un instant T2.
Claude Bernard notait que si aucun animal n’est absolument comparable à un autre de même espèce (c’est l’obstacle de l’identification vu précédemment), le même animal n’est pas non plus comparable à lui-même selon les moments où on l’examine.

Avec ces 4 règles, Canguilhem pose donc une méthode de l’expérimentation biologique.




II) Histoire : La théorie cellulaire


Toute la dynamique de cette seconde partie sera pour Canguilhem de montrer qu’il est nécessaire de retracer l’histoire d’un concept scientifique (ici il s’agit de la cellule) pour mieux le comprendre.

Pour Canguilhem, il s’agit de comprendre les origines de la théorie cellulaire pour ensuite comprendre le concept de vie. Il s’intéresse surtout à Georges Buffon, un biologiste français du XVIIIe siècle.


Buffon expose une théorie des molécules organiques, qu’il expose dans L’histoire des animaux : « Les animaux et les plantes qui peuvent se multiplier et se reproduire par toutes leurs parties sont des corps organisés composés d’autres corps organiques semblables, et dont nous discernons à l’œil la quantité accumulée, mais dont nous ne pouvons percevoir les parties primitives que par le raisonnement. »

L’atomisme de Buffon admet une quantité infinie de parties organiques vivantes à l’intérieur des êtres organisés.

Il se base sur le modèle newtonien : il admet la réalité matérielle et corpusculaire de la lumière, c'est-à-dire que les plus petites particules que nous connaissons sont les particules de lumière. La lumière, la chaleur et le feu sont des manières d’être de la matière commune. Il dit que c’est de la « matière vive » c'est-à-dire la matière qui constitue tous les êtres qui vivent ou végètent, mais aussi toutes les molécules organiques vivantes.

 Buffon fait naître, à partir d’une théorie physique de la lumière, la théorie biologique c'est-à-dire la théorie des molécules organiques.
Il comprend la nature comme étant l’apparence de la diversité, une diversité qui regroupe un ensemble d’éléments qui possèdent chacun leur identité propre.
Un organisme vivant est donc pour Buffon un mécanisme donc le fonctionnement résulte de l’assemblage des parties.
Il nous dit : « La vie de l’animal ou du végétal ne parait être que le résultat de toutes les actions, de toutes les petites vies particulières de chacune de ces molécules actives dont la vie est primitive et parait ne pouvoir être détruite. (…) Quand un certain nombre de ces molécules sont réunies, elles forment un être vivant : la vie étant dans chacune des parties, elle peut se retrouver dans un tout, dans un assemblage quelconque de ces parties. » (Histoire des animaux, dans L’Histoire naturelle)


Canguilhem fait ensuite un rapprochement entre Buffon et Hume. On peut remarquer que l’atomisme psychologique de Hume répond symétriquement à l’atomisme biologique de Buffon.
_ Chez Hume, les idées simples s’associent et donnent l’apparence d’unité de la vie mentale.
_ Chez Buffon, chaque molécule organique a une identité propre et en s’assemblant elles constituent l’organisme vivant.

Mais on ne doit pas pousser le parallélisme trop loin. C’est vrai, le corps social, comme le corps organique, sont un tout qui s’explique par la composition de ses parties. Mais l’organisme vivant ne peut pas être comparé à une société de type humain. Buffon rapprocherait plutôt l’organisme d’un agglomérat sans préméditation. C’est le « sans préméditation » qui est important parce qu’il permet de comprendre que la société humaine est une société concertée, alors que les réunions mécaniques (comme l’organisme vivant) sont un assemblage physique ordonné par la nature et indépendant de toute connaissance et de tout raisonnement.

Canguilhem nous met donc en garde contre la tentation de comprendre les phénomènes par le biais de l’analogie. Pour comprendre le mécanisme biologique on ne doit pas poser dessus une image sociale et affective de coopération.


Selon Canguilhem, l’atomisme de Buffon a « pressentie » la théorie cellulaire.
Mais c’est Lorenz Oken, au XIXe siècle, avec sa philosophie naturelle qui l’aura vraiment « anticipée ».

A première vue, Oken semble dire la même chose que Buffon : il existe des unités vivantes absolument simples dont l’assemblage ou l’agglomération produit les organismes complexes.
Ici, la théorie d’Oken consiste à dire que le tout est constitué de parties.
Mais on peut lire Oken d’une autre façon, c'est-à-dire considérer que la molécule est le résultat d’une décomposition du tout. L’organisme n’est plus une somme de réalités biologiques élémentaires. Mais c’est une réalité supérieure dans laquelle les éléments sont niés comme tels, c'est-à-dire que l’individualité de chaque partie est détruite pour laisser place à la création de l’individualité du tout.

Quand on parle de l’histoire du concept de la cellule, on ne peut pas ne pas prendre en compte l’histoire du concept de l’individu.

L’essentiel de la biologie de Oken, c’est une certaine conception de l’individualité. Il se représente l’être vivant à l’image d’une société communautaire.

Claude Bernard reprendra cette idée d’individualité en disant que l’être vivant complexe est « comme une cité ayant son cachet spécial » où tous les individus se nourrissent identiquement et exercent les mêmes facultés générales, mais où chacun participe différemment à la vie sociale par son travail et ses aptitudes. (p87)
 Finalement, de la cellule isolée à la vie sociale on retrouve toujours la notion d’individualité. Un être vivant nait à l’état de cellule. L’individualité cellulaire disparait quand l’individu composé se forme. En fait, l’individualité cellulaire laisse place à l’individualité personnelle. Et à son tour l’individualité de l’être composé laisse place à l’individualité sociale.
La vie n’est pas possible sans une individuation de ce qui vit



III) Philosophie : Aspect du vitalisme


Dans ce troisième article, Canguilhem commence une réflexion plus portée sur la philosophie. La science et surtout la biologie avec la théorie cellulaire nous conduit inévitablement aux questions philosophiques concernant la vie.
Cet article traitera donc du vitalisme.

Canguilhem pose deux aspects importants du vitalisme afin de le comprendre :

• Le premier aspect c’est la vitalité du vitalisme : comprendre la vitalité du vitalisme c’est s’engager dans une recherche du sens des rapports entre la vie et la science de la vie. « Le vitalisme c’est l’expression de la confiance du vivant dans la vie, de l’identité de la vie avec soi-même dans le vivant humain, conscient de vivre » (p109)
Un homme vitaliste, c’est un homme qui se sent enfant de la nature et qui éprouve à son égard un sentiment d’appartenance, il se voit dans la nature et voit la nature en lui.
En ce sens, Platon, Aristote et tous les hommes du Moyen Age et de la Renaissance étaient vitalistes car ils considéraient l’univers comme un tout harmonieux dont eux-mêmes faisaient partie.


• Le second aspect important à noter c’est la fécondité du vitalisme. La fécondité du vitalisme, elle se trouve avant tout dans un retour à l’antique. Chaque vitalisme s’est formé par un retour à des philosophes qui l’ont précédé : le vitalisme de la Renaissance est un retour à Platon contre Aristote ; le vitalisme de Barthez est un retour à Aristote par-delà Descartes.
Ce retour à l’antique montre que l’œil du vitaliste recherche une certaine vision de la vie antérieure aux instruments créés par l’homme pour étendre et consolider la vie



Conclusion : Nous avons vu comment Canguilhem aborde cette question de la connaissance de la vie. Il nous a expliqué dans un premier temps l’importance de l’expérience dans la théorie biologique et comment cette expérience se devait d’être rigoureuse, c'est-à-dire de suivre une méthode se découpant en 4 règles précises. Nous avons vu ensuite dans le second article comment Canguilhem retrace le concept scientifique de cellule pour mieux le comprendre. Georges Buffon aura pressentie la théorie cellulaire, alors qu’on pourra dire que Lorenz Oken l’aura vraiment anticipée.
Dans le troisième article du recueil, Canguilhem nous expose sa définition du vitalisme qui se fait en deux parties : une première qui consiste à comprendre que le vitalisme est un mouvement dynamique de la vie dans le vivant, et une seconde qui nous explique en quoi la naissance et le maintien du vitalisme se fait par un mouvement toujours en retour sur lui-même.

Claude Bernard, Qu'est ce que la vie ?

I) La définition de la vie : entre animisme et cartésianisme

1) Animisme et cartésianisme


Dans l'Antiquité, et notamment avec Aristote, nous définitions la vie comme étant les phénomènes se présentant "comme émanés d'un principe supérieur et immatériel agissant sur la matière inerte et obéissante.". Cette conception de la vie posée par Aristote nous ramenais à la notion de principe vital.
Cette définition de la vie fût ensuite reprise au Moyen Age par les philosophes savants mystiques et par les scolastiques.

Face à cette théorie, se développent les prémices de l'atomisme de Démocrite et d'Epicure, une théorie qui essaye d'établir l'identité entre les phénomènes des corps inorganiques et ceux des corps vivants. Dans la théorie atomiste on ne considère pas de principe vital inhérent au monde et à la matière. Il n'y a pas "d'intelligence motrice".
L'atomisme de Démocrite et d'Epicure donne naissance à une forme de matérialisme : Descartes, par exemple, sépare l'âme du corps. Il considère le caractère spirituel de l'âme, mais elle n'intervient pas dans le fonctionnement du corps, pris comme machine. Il n'y a pas de réciprocité entre la spiritualité de l'âme et la mécanique du corps.

Stahl, quand à lui, adopte un autre point de vue en ce qui concerne la vie et sa nature, reprenant les théories antiques comme celle d'Aristote. Selon Stahl, les actes vitaux ne peuvent pas s'expliquer de manière mécanique. Les forces chimiques détruisent le corps vivant au lieu de le conserver ; il faut donc la présence nécessaire d'une force vitale dans le corps qui permet de le protéger des forces chimiques extérieures. Par sa conception de la vie, Stahl fonde le vitalisme, ce qui le mène ensuite jusqu'à l'animisme : le principe vital est intelligent, il agit au coeur de la matière pour la maintenir dans un but précis.
Van-Helmont avait mis en place une hiérarchie des principes immatériels (appelés archées) ; l'âme était alors divisée en deux parties : une partie raisonnable et immortelle (ou Dieu) et une partie sensitive et mortelle.
Stahl reprend la hiérarchie de Van-Helmont et la simplifie : "L'âme immortelle, force intelligente et raisonnable, gouverne directement la matière du corps, la met en oeuvre, la dirige vers sa fin.". L'âme est ce qui contrôle la matière.

2) Modifications et influences de ces deux courants

Les théories de Stahl et de Descartes furent largement modifiées par leurs successeurs. L'homme machine de Descartes est précisé par les iatro-mécaniciens comme Borelli, Keil, etc... Stahl, quand à lui, est succédé par l'école de Montpellier qui conserve la théorie vitaliste et abandonne l'animisme. Le principe de la vie est désormais distinct de l'âme mais il existe tout de même une force vitale "dont l'unité donne la raison de l'harmonie des manifestations vitales."
Le principe vital n'est désormais plus à considérer comme étant une propriété de l'âme mais bel et bien comme faisant partie du corps, de la matière. C'est au début du XVIIe siècle que Xavier Bichat pose la source des phénomènes vitaux non pas dans une force supérieure immatérielle mais au contraire dans la matière elle-même.

Finalement, malgré les oppositions entre animistes et matérialistes, et ensuite vitalistes, ces courants se retrouvent ensembles sur un point commun, celui de chercher à établir une opposition entre les phénomènes des corps vivants et ceux des corps inorganiques : "La vie est une lutte entre des actions opposées". Les propriétés vitales comme entités métaphysiques s'opposent aux propriétés physiques ordinaires. Ce qui fait la vie, c'est cette résistance des entités métaphysiques sur les propriétés physiques.


II) La définition de la vie : le XVIIIe siècle


Lavoisier et Bichat sont les représentants des deux courants philosophiques importants que nous retrouvons dès l'antiquité : un courant consistant à dire que les phénomènes de la vie relèvent de la mécanique de la matière, l'autre courant défendant l'idée selon laquelle ces phénomènes naissent d'une puissance spéciale, qu'on l'appelle âme, archées, psyché, ou force vitale...

1) Le vitalisme de Bichat


La théorie de Bichat pose une opposition entre les forces vitales et les forces extérieures physico-chimiques : "Ce qui distingue le cadavre du corps vivant, c'est ce principe de résistance qui soutient ou qui abandonne la matière organisée." En effet, la force vitale est le principe qui maintient la matière en un tout organisé.
Bichat pose donc une distinction nette entre deux formes de propriétés constituant la nature ainsi que leur temporalité : les propriétés physico-chimiques qui sont éternelles, et les propriétés vitales qui sont temporaires et qui ne peuvent donc pas soutenir le corps organique indéfiniment, elles s'en détache progressivement, ce qui finit par provoquer la mort du corps organique.
De cette façon, comme les propriétés vitales sont changeantes et d'une durée limitée, les corps vivants sont alors mobiles et périssables. Ils ont une évolution.

Le vitalisme de Bichat a une influence sur la conception des sciences : les lois des sciences sont constantes et invariables car elles s'attachent aux propriétés physico-chimiques qui sont fixes et constantes ; les propriétés vitales étant changeantes, on ne peut rien calculer d'elles.

2) Remise en cause de la théorie de Bichat


Mais le vitalisme de Bichat reste fragile. En astrologie, on a longtemps considéré l'incorruptibilité des cieux jusqu'au XVIIe siècle, tout comme l'on considérait l'incorruptibilité de la matière.
Puis l'on a constaté une évolution, un changement dans la constellation. Ceci a montré qu'il y a bien une modification des propriétés physiques, tout comme les propriétés des corps vivants qui sont changeantes.
De la même manière, l'organisme vivant peut aussi adopter les facultés de la matière : il peut se régénérer.
Les vitalistes avaient donc tort en ce qui concerne la temporalité et l'immuabilité des différentes propriétés de la nature.

Il n'y a donc pas un antagonisme entre les phénomènes chimiques et les phénomènes vitaux comme le pensait Bichat et ses prédécesseurs ; il y a plutôt entre ces deux propriétés de la nature un équilibre parfait et nécessaire au maintien de la vie : "L'opposition, l'antagonisme, la lutte admise entre les phénomènes vitaux et les phénomènes physico-chimiques par l'école vitaliste est une erreur dont les découvertes de la physique et de la chimie modernes ont fait amplement justice."


III) Qu’est-ce que la vie ? Claude Bernard répond


Les questions « Qu’est-ce que la vie ? » et « Qu’est-ce que la mort ? » sont liées.
Nous le comprendrons plus tard dans notre exposé.
L’être vivant est essentiellement caractérisé par la nutrition : c’est un mouvement constant des molécules de l’être dans son milieu. Ce mouvement est appelé « tourbillon vital » ou « circulus matériel » et il est le caractère fondamental de l’être vivant.

1) La nutrition et la génération

Ce mouvement nutritif doit être compris en deux temps distincts : le premier qui est celui de la matière inorganique qui est fixée aux tissus vivants comme étant une partie du tout ; le second qui est celui des tissus qui se séparent ensuite de la matière inorganique et l’abandonnent. C’est la continuelle destruction et renaissance des parties constituantes de l’organisme ou ce qu’on appelle plus couramment la vie et la mort.
Alors que les vitalistes concevaient la vie comme étant une résistance à la mort, c'est-à-dire aux forces chimiques et physiques, Claude Bernard nous explique qu’en réalité c’est précisément cette destruction organique (provoquée par les forces physiques et chimiques) qui permet ce mouvement d’échange et qui permet donc la réorganisation du corps.
« Les deux facteurs de la nutrition sont donc l’assimilation et la désassimilation, autrement dit l’organisation et la désorganisation. »
C’est la destruction organique qui permet l’être vivant, autrement dit, la destruction organique permet le renouvellement de la matière organique : « toute manifestation d’un phénomène dans l’être vivant est nécessairement lié à une destruction organique. »
S’il y a de la vie, ce n’est donc pas parce que les forces physiques et chimiques sont domptées par la force vitale ; c’est parce qu’il y a destruction organique, c'est-à-dire transformation de la matière, qu’il y a de la vie.
Si le corps se détruit, il se régénère ensuite. Cette régénération se fait selon deux modes principaux : la synthèse chimique assimile la substance ambiante pour en faire des principes nutritifs, et parfois cette même synthèse forme directement des éléments des tissus.

Les deux notions de nutrition et de génération sont à comprendre comme une unité ; l’organisme vivant se génère et se régénère continuellement, et la nutrition est un moyen d’opérer à cette régénération.

2) Le germe

La nutrition et la génération sont les aspects d’un seul et même agent appelé « germe ». « Le germe est l’agent d’organisation et de nutrition par excellence ; il attire autour de lui la matière cosmique et l’organise pour constituer l’être nouveau. »
Le germe est une puissance organisatrice de la matière organique qui se trouve déjà présent à la base de la matière, dans la cellule-œuf.
Tout comme le germe opère sa transformation de l’organisme de manière invisible depuis l’extérieur, chacune de nos fonctions « a pour ainsi dire son incubation organisatrice ». Chaque action vitale qui se produit extérieurement est le résultat d’un long processus intérieur à la matière même. Ainsi, lorsque la science veut contrôler les phénomènes vitaux, c’est au cœur même des causes intérieures que son travail doit se porter.
La vie se maintient donc par deux sortes d’actes : la destruction organique et la synthèse assimilatrice. Mais ces deux sortes d’actes sont indissociables l’un de l’autre.

3) Qu’est-ce que la vie ?


Pour poser une définition de la vie, il faut d’abord savoir quelle conception nous devons nous former des phénomènes de la vie dans l’état actuel de nos connaissances physiologiques.
Nous savons d’ores et déjà que le siège de la vie est partout, dans toutes les molécules de la matière organisée. Toutes les manifestations de la vie sont des variantes infinies de propriétés organiques élémentaires fixes et invariables.
Afin de définir la vie, il ne faut donc pas chercher à connaitre toutes les manifestations vitales que l’on peut percevoir, mais bel et bien connaitre ces infiniment petits qui sont la véritable base de ces manifestations.
Mais une fois cette idée posée, la question reste la même que celle que nous nous posions déjà depuis l’Antiquité : « Existe-t-il dans les êtres vivants une force spéciale qui soit distincte des forces physiques, chimiques ou mécaniques ? » Les vitalistes défendaient la présence d’une force vitale, les mécanistes prônaient le contraire.

Parmi tous les phénomènes de nutritifs qui constituent la vie, il en demeure un, celui de la destruction organique, qui s’expliquent par des actions chimiques. De la même manière, même si cela nous parait moins évident au premier abord, le processus de régénération n’en est pas moins spéciale et s’explique également par des phénomènes de synthèse chimique.
En plus de la synthèse chimique, nous trouvons au cœur de la matière, un principe d’évolution immanent à l’ovule qui se transmet ensuite dans l’embryon et ainsi dans le corps nouveau. Les phénomènes de génération et de nutrition ont donc un caractère évolutif qui en est le fond et l’essence.
Selon Claude Bernard, ce serait donc cette puissance évolutive qui constituerait la base de la vie, au-delà de tous les questionnements vitalistes ou mécanistes qui peuvent être posés.
Cette propriété évolutive de l’embryon n’est pas ni un phénomène physique, ni un phénomène chimique. Cette notion de puissance évolutive est donc la dernière arme du vitalisme. Mais le vitalisme reste une erreur car il conçoit cette force métaphysique comme étant une force physique.
La réalité est que la force métaphysique qu’est la puissance évolutive par laquelle nous définissons la vie est présente à notre esprit, mais ne peut avoir aucune influence sur le domaine de la physique car elle est en dehors d’elle.

Ainsi, si nous devons définir la vie, nous expliquerons que sa définition se trouve dans le monde métaphysique, celui de notre esprit ; mais ce monde est à détacher du monde physique. Les forces physiques sont donc les seuls agents effectifs de l’organisme vivant. « Nous dirons avec Descartes : on pense métaphysiquement, mais on vit et on agit physiquement. »

jeudi 31 mars 2011

L'union de l'âme et du corps dans la correspondance avec Elisabeth de Descartes

La correspondance avec Elisabeth touche un point qui m’a particulièrement intéressé pour cet exposé, à savoir la question de l’union de l’âme et du corps et qui est un point crucial car il sera le point de départ des scissions et nouveaux systèmes, comme ceux de Spinoza ou Leibniz.
Mon exposé consistera à comprendre à travers les 4 premières lettres de la correspondance le problème de l’union entre l’âme et le corps qui semble être une limite posée au cartésianisme en ce qui concerne le système des passions.


Mais avant de comprendre ce qu’est l’union de l’âme et du corps, nous devons d’abord comprendre en quoi ces deux notions d’âme et de corps sont des contraires.

En effet, la distinction entre l’âme et le corps chez Descartes le pose comme un philosophe dualiste :
• le corps est localisé dans l’espace et le temps
Il peut être connu par les sens
Et il peut être l’objet des sciences qui en recherchent les mécanismes causaux.
• l’âme est en revanche localisée dans une intériorité qui n’est ni visible ni reconnaissable par autrui.
L’âme ne peut pas être l’objet d’une science car elle échappe au mode d’existence causal de la matière.

Ainsi, selon Descartes, le corps et l’âme sont deux substances réellement distinctes. Nous pouvons avoir une connaissance distincte de l’une des deux substances sans avoir besoin de concevoir l’autre.
La philosophie cartésienne adopte une claire préférence pour l’analyse et la décomposition des choses jusqu’aux éléments simples.
Elle répugne aussi à rapprocher les contraires pour en faire la synthèse, ce qui est une manière pour Descartes d’éviter la contradiction, de toucher à une « pureté des choses ».

En distinguant clairement l’âme du corps, Descartes tend à une définition la plus exacte possible de ces deux entités.
Dans les Méditations Métaphysiques notamment, Descartes se lance dans une quête au cours de laquelle il s’engage à douter de tout ce en quoi il croyait afin de découvrir ce dont il pouvait être certain. Dans ce travail, il en vient à découvrir qu’il peut douter du fait qu’il ait un corps (c'est-à-dire qu’il se peut qu’il ne soit qu’en train de rêver qu’il a un corps ou que c’est une illusion créée par un « malin génie ») mais il ne peut douter de l’existence de son esprit. Ceci est le premier indice pour Descartes qui montre que le corps et l’esprit sont deux choses réellement différentes.

Comme nous l’avons dit plus haut, l’âme est une « chose pensante » et une substance immatérielle. Son essence est la pensée et elle peut exister en dehors du corps qui lui est une substance étendue.


Dans la Correspondance avec Elisabeth, les premières lettres traitent de questions concernant l’âme et le corps. Il ne s’agit pas de leur distinction mais bien de leur union.
En effet, nous ne pouvons nier que malgré la différence de leur substance, l’âme et le corps ne cessent d’interagir entre eux, dans le système des passions (par exemple nous ressentons de la colère et nos mains se mettent à trembler, ou encore nous ressentons de la timidité et nos joues rougissent…)

Cette interaction entre l’âme et le corps conduit à un problème très profond concernant le dualisme cartésien : Comment un esprit immatériel peut-il causer quoi que ce soit dans un corps matériel, et inversement ?

C’est la première lettre de la correspondance qui pose cette première question de l’union entre l’âme et le corps.
Dans sa lettre du 16 Mai 1643, la princesse Elisabeth demande à Descartes :

« Comment l’âme de l’homme peut déterminer les esprits du corps, pour faire les actions volontaires (n’étant qu’une substance pensante). »

Autrement dit :
Comment l’âme inétendue peut-elle mouvoir le corps étendu, si le mouvement ne se fait que par pulsion ?

Cette première question de la princesse montre une bonne connaissance du cartésianisme : toute détermination du mouvement se fait par attouchement, par choc entre l’objet mouvant et l’objet mu, autrement dit par figure et mouvement.

Elisabeth conçoit bien que ce système d’attouchement entre objet mouvant et objet mu puisse fonctionner concernant la matière, mais il ne semble pas que cette explication puisse s’appliquer à l’âme en tant que substance pensante, telle que l’a défini Descartes. La princesse demande donc à Descartes de lui fournir une extension de la définition de l’âme, c'est-à-dire une définition de l’âme en tant que substance, détachée de sa fonction de penser, pour pouvoir comprendre comment elle peut agir sur le corps.

Descartes tente de répondre à la question posée par Elisabeth dans sa lettre du 21 Mai 1643.
Il commence par expliquer ce qu’est l’âme :
elle est deux choses importantes, à savoir une substance pensante, et une substance unie au corps.
Descartes précise ici qu’il n’a pas expliqué cette union des substances, s’étant appliqué à définir l’âme uniquement comme une substance pensante pour prouver sa distinction avec le corps.

« Car y ayant deux choses en l’âme humaine, desquelles dépend toute la connaissance que nous pouvons avoir de sa nature, l’une desquelles est qu’elle pense, l’autre, qu’étant unie au corps, elle peut agir et pâtir avec lui ; je n’ai quasi rien dit de cette dernière, et me suis seulement étudié à faire bien entendre la première, à cause que mon principal dessein était de prouver la distinction qui est entre l’âme et le corps ».


Le dualisme cartésien, malgré sa forte volonté de prouver la distinction entre l’âme et le corps, n’en exclu donc pas pour autant leur union.




Descartes divise son explication en 3 parties :

Nous avons des notions générales qui nous permettent de fonder tout le reste de notre connaissance.
• Le corps a pour notions générales l’extension, la figure et le mouvement.

• L’âme a pour notion générale la pensée, incluant les perceptions de l’entendement et les inclinations de la volonté.

• L’âme et le corps ensemble ont pour notion générale leur union, la force qu’a l’âme de mouvoir le corps, le corps d’agir sur l’âme, en causant ses sentiments et ses passions.

• Enfin, il existe des notions primitives indéfinissables, au sens de la définition scolastique par genre prochain et différence spécifique, comme l’être, le nombre ou la durée.


Selon Descartes, nous ne parvenons pas à saisir l’idée de l’union de l’âme et du corps car nous nous contentons de concevoir une substance selon sa notion primitive, ou générale. Ainsi, nous concevons l’âme comme étant sa propre notion primitive ; autrement dit, dans notre esprit, la substance pensante « est » la notion primitive de pensée. Nous concevons l’âme dans son unique différence d’avec la substance étendue et nous oublions que nous pouvons la concevoir autrement ; en effet, il y a possibilité d’appréhender la substance pensante sous une autre notion que celle de la pure pensée, c'est-à-dire par la notion primitive de l’union de l’âme et du corps.





On peut donc noter que la pensée cartésienne peut suivre deux orientations.

• La première consiste à identifier la substance, à expliquer en quoi l’attribut essentiel de chaque substance détermine la façon d’être substance de l’âme, et la façon d’être substance du corps.
La façon d’être substance de l’âme, qui est la pensée, est différente de la façon d’être substance du corps, qui est l’étendue.
Descartes utilisera cette orientation afin de prouver l’originalité de l’âme et sa distinction avec le corps.

• Mais lorsqu’il souhaite prouver l’union de l’âme avec le corps, comme dans la Correspondance avec Elisabeth, il prendra la deuxième orientation, celle qui tend à séparer la substance de son attribut essentiel. C'est-à-dire ne plus concevoir l’âme par sa faculté de pensée et ne plus concevoir le corps comme sa faculté d’être matière.
De cette manière, nous ne percevons plus la notion de pensée comme le centre des actes de l’âme, comme ce qui nous la fait connaitre comme substance pensante.
Une autre idée de l’âme devient alors possible, précisément celle qui nous la fait connaitre dans son union au corps.


Mais la substance pensante et la substance étendue ne peuvent cependant pas être comprises autrement que par leur attribut essentiel : on ne peut pas comprendre les modalités du corps par la notion de la pensée ou comprendre les modalités de l’âme à partir de la notion primitive de l’étendue.

Ainsi, on a confondu, selon Descartes « la notion de la force dont l’âme agit dans le corps » et « celle dont un corps agit dans un autre. »

Toujours dans la lettre du 21 Mai 1643, Descartes nous parle de la notion de pesanteur.
Nous nous représentons comme pesanteur une force qui met en mouvement le corps vers le centre de la terre, sans que le mouvement soit produit par un contact d’un corps sur un autre.
Pour Descartes, cette action sans contact n’est pas recevable. Alors pourquoi cette notion d’une force agissant sur un corps nous semble si naturelle, surtout si elle n’a aucune consistance physique ?
Descartes explique cela en disant que la notion de pesanteur est une notion primitive innée à l’esprit qui relève de l’union de l’âme et du corps. La pesanteur nous permet de nous représenter comment l’âme agit sur le corps, c'est-à-dire sans véritable contact physique.


Dans sa lettre du 20 Juin, la princesse n’est pas convaincue par l’exemple de la pesanteur donné par Descartes dans la lettre précédente.
Elle n’arrive pas à comprendre pourquoi l’exemple de la pesanteur peut nous aider à concevoir comment une chose immatérielle (l’âme) peut mouvoir une chose matérielle (le corps).
Descartes semble effectivement avoir posé l’idée de la pesanteur (c'est-à-dire le mouvement d’un corps causé par quelque chose d’immatériel) comme quelque chose de « bien fondée » que tout le monde devrait pouvoir comprendre.
La princesse trouve contradictoire de concevoir l’immatériel (entendu uniquement pour elle comme une négation de la matière) comme ayant le pouvoir d’agir sur la matière même.

Quand Descartes répond à Elisabeth, il précise et souligne de quelles différentes façons nous concevons séparément l’âme, le corps, et l’union de l’âme et du corps.

• « L’âme ne se conçoit que par l’entendement pur » : Comme l’âme est distincte du corps, nous ne pouvons la concevoir que par une représentation qui est elle aussi distincte du corps. Cette représentation de l’âme se fait par l’entendement.

• « Le corps, c'est-à-dire l’extension, les figures et les mouvements se peuvent aussi connaitre par l’entendement seul, mais beaucoup mieux par l’entendement aidé de l’imagination » : Par sa puissance de penser, l’esprit peut concevoir un étant qui se distingue de lui-même. Cette puissance de penser qui permet à l’esprit de se distinguer d’un autre étant, c’est l’imagination. L’esprit se détourne de lui-même pour penser un étant qui diffère de sa propre nature.

• Et enfin, « L’union de l’âme et du corps (…) se connait très clairement par les sens » : Nous ne pouvons pas concevoir l’union de l’âme et du corps soit par l’entendement soit par l’imagination car ces deux facultés sont des facultés de penser l’âme et le corps de manière distincte.
Les sens sont donc cette troisième faculté qui permet de concevoir l’âme et le corps ensemble, comme une unité. Les sens nous donnent une connaissance claire de l’union de l’âme et du corps, mais nous ne pouvons concevoir cette union que par les sens.
Selon Descartes, si nous philosophons, alors nous retombons dans l’idée de la distinction des substances ; ce n’est qu’en arrêtant de penser, d’utiliser notre entendement et notre imagination, que nous pouvons enfin saisir l’union de l’âme et du corps.

« Ceux qui ne philosophent jamais, et qui ne se servent que de leurs sens, ne doutent point que l’âme ne meuve le corps, et que le corps n’agisse sur l’âme ; mais ils considèrent l’un et l’autre comme une seule chose, c'est-à-dire, ils conçoivent leur union ; car concevoir l’union qui est entre deux choses, c’est les concevoir comme une seule. Et les pensées métaphysiques, qui exercent l’entendement pur, servent à nous rendre la notion de l’âme familière ; et l’étude des mathématiques, qui exerce principalement l’imagination en la considération des figures et des mouvements, nous accoutume à former des notions du corps bien distinctes ; et enfin, c’est en usant seulement de la vie et des conversations ordinaires, et en s’abstenant de méditer et d’étudier aux choses qui exercent l’imagination, qu’on apprend à concevoir l’union de l’âme et du corps. »


Finalement, pour pouvoir à la fois concevoir la distinction des substances et en même temps leur union, il faut savoir conduire ses pensées.

C’est ce que Descartes propose à la princesse pour résoudre toutes les questions qu’elle s’est posée jusque-là.
Si la princesse ne parvient pas à concevoir qu’une substance immatérielle puisse avoir une influence sur une substance matérielle, alors elle n’a qu’à attribuer à l’âme l’idée de matière et d’extension.

Il est permis, selon Descartes, d’attribuer de l’étendue à l’âme, quand il s’agit de se représenter l’union de l’âme avec le corps. Car attribuer de l’étendue à l’âme, ce n’est rien d’autre que de la concevoir uni au corps.

De cette façon, la princesse pourra concevoir l’union de l’âme et du corps et en même temps concevoir leur distinction quand ça sera nécessaire.
Pour ça, il lui suffira simplement de se rappeler que la matière qu’elle a attribuée à l’âme n’est pas la pensée même et que l’essence de la substance pensante n’a rien de matériel.

« Mais puisque Votre Altesse remarque qu’il est plus facile d’attribuer de la matière et de l’extension à l’âme, que de lui attribuer la capacité de mouvoir un corps et d’en être mue, sans avoir de matière, je la supplie de vouloir librement attribuer cette matière et cette extension à l’âme ; car cela n’est autre chose que la concevoir unie au corps. Et après avoir bien conçu cela, et l’avoir éprouvé soi-même, il lui sera aisé de considérer que la matière qu’elle aura attribué à cette pensée, n’est pas la pensée même, et que l’extension de cette matière est d’autre nature que l’extension de cette pensée, en ce que la première est déterminée à certain lieu, duquel elle exclut toute autre extension de corps, ce que ne fait pas la deuxième. Et ainsi Votre Altesse ne laissera pas de revenir aisément à la connaissance de la distinction de l’âme et du corps, nonobstant qu’elle ait conçu leur union. »
















Pour conclure, je vais reprendre rapidement mon exposé en 5 étapes clés :



• Première étape : Descartes se présente d’abord comme un philosophe dualiste : l’âme et le corps sont à considérer au départ comme deux substances totalement distinctes, et qui ont chacune des attributs différents.
 La substance pensante se définit par sa faculté de penser
 La substance étendue se définit par sa faculté à être matière

• Deuxième étape : On constate que la correspondance avec la princesse Elisabeth vient poser les limites de la théorie de la distinction des substances : Elle pose cette question : Comment expliquer à la fois deux substances différentes l’une de l’autre et en même temps expliquer la relation entre l’âme et le corps dans la mesure où ils agissent l’un sur l’autre ?

• Troisième étape : Descartes explique alors à la princesse de quelle manière il faut concevoir les substances pensante et étendue : pour comprendre l’union de l’âme et du corps, il faut savoir distinguer la substance de son attribut essentiel.
Autrement dit, il faut savoir considérer l’âme au-delà de sa faculté de penser, et il faut savoir considérer le corps au-delà de sa faculté d’être matière.

• Quatrième étape : Une fois qu’on a pu concevoir les substances isolées de leur attribut, on peut alors comprendre qu’il est permis d’attribuer « de manière idéologique » de la matière à l’âme pour concevoir son influence sur le corps.

• Cinquième étape : Descartes explique finalement que le meilleur moyen de vraiment saisir l’union de l’âme et du corps, c’est avant tout de savoir se détacher de toute réflexion philosophique. C’est en arrêtant d’utiliser son entendement et son imagination, et ne se fiant que à nos sens, que l’union de l’âme et du corps nous paraît la plus naturelle et la plus évidente.
C’est finalement en comprenant que la substance peut être détachée de son attribut qu’on peut ensuite nous-mêmes nous détacher de notre entendement et de notre imagination pour comprendre l’union de l’âme et du corps.
Se tourner totalement vers nos sens, et uniquement vers nos sens, c’est en fait faire un travail sur soi-même qui consiste à détacher de notre substance pensante son attribut de pensée, et détacher de notre substance étendue sa faculté d’être matière.

La Vérité est-elle une valeur comme les autres ? Conférence d'Olivier Tinland à Montpellier

Depuis l’Antiquité, la philosophie se définit comme la quête de la Vérité, notamment par les techniques de persuasion comme la rhétorique. La Vérité a toujours été entendue comme un idéal abstrait, un but ultime que le sage se devait d’atteindre. C’est l’universalisme.
Mais on trouve également une autre interprétation de la vérité ; celle qui consiste à dire qu’aucune Vérité (au sens absolu du terme) ne peut être atteinte. C’est le relativisme.
Ces deux conceptions opposées de la Vérité sont des extrêmes. Alors quel est le concept de vérité à retenir afin d’éviter ces extrêmes que sont l’universalisme et le relativisme ?

A partir de quel moment décide-t-on du caractère vrai d’une chose ? Le moment où l’on considère une chose vraie ou non est toujours précédé en philosophie d’un moment de doute. Quand le philosophe fait un arrêt sur image du doute, c’est ce qu’on appelle le scepticisme.
Cet arrêt sur image du philosophe, c’est une exagération de ce sur quoi il réfléchit. On trouve des exemples dans la philosophie de ce doute hyperbolique comme chez Descartes dans ses Méditations Métaphysiques ou encore son Discours de la Méthode.
Cette exagération du sujet de réflexion en philosophie est un excès théorique qui finalement nous éloigne de la réalité.
Afin de créer le doute, la philosophie met en scène un effet de dramaturgie. Mais le problème c’est que la philosophie finit par subir sa propre mise en scène dramaturgique.

La philosophie a un rapport contradictoire à la Vérité : Celle-ci est à la fois la plus abstraite et la plus concrète, il est donc extrêmement complexe de la saisir.
En effet, même quand nous pensons saisir une Vérité, il y a toujours une méfiance : toute Vérité est soupçonnée d’être une manipulation, une volonté de puissance… La philosophie, face à la Vérité, adopte un mélange de méfiance et de confiance.
C’est en faisant une dramaturgie des choses que la philosophie peut nous aider à résoudre ce rapport contradictoire à la Vérité.

Nous avons une perception ordinaire de la Vérité, nous pouvons en avoir l’idée en notre esprit, mais lorsqu’il s’agit d’en donner une définition concrète, cette évidence se dissout.
Cette quête se précède constamment elle-même ; nous ne pouvons pas définir la Vérité mais cette Vérité doit pouvoir quand même se reconnaitre.
On pose alors des critères de reconnaissance de la Vérité : la Vérité est la propriété d’un type d’hommes capables d’être véridiques. La Vérité est ce qui vise à proférer des paroles inoubliables. La Vérité, et plus particulièrement le « dire-vrai » devient alors une attribution sociale.
Platon et Aristote considérait d’ailleurs ce rapport de la Vérité au cœur de la vie sociale : la Vérité entretient un double rapport d’un discours à une intersubjectivité (c'est-à-dire un discours d’un citoyen à un autre citoyen) et d’un discours à une objectivité (c'est-à-dire un discours qui se veut objectif au maximum).

Chez d’autres philosophes, la notion de Vérité ne se rapportera pas d’emblée à un critère d’excellence sociale mais d’abord au réel.
Heidegger considère que ce qui est vrai est ce qui est réel. Et donc, ce qui est vrai est ce qui est authentique.
Le vrai est ce qui a une valeur qui ne dépend pas de la réalité de la chose. Ce qui compte dans la notion de Vérité c’est la conformité de la chose avec la valeur qu’elle est censée avoir. La Vérité se trouve lorsque notre pensée correspond à ce que nous pensons. Finalement, la Vérité se trouve dans l’adéquation de la chose et de l’intellect. La Vérité, c’est la correspondance de notre pensée avec ce qui est.

Mais cette définition de la Vérité pose un problème majeur en philosophie, c’est la communication entre notre esprit (immatériel) et les choses dans le monde (matérielles)
La notion de Vérité pose le problème de l’adéquation des substances matérielle et immatérielle. Comment ce qui est complètement différent, à savoir matériel et immatériel, peut faire adéquation ? En effet, l’idée de correspondance entre mon esprit et les choses suppose que je puisse comparer la pensée à la réalité et inversement. Mais comment faire pour comparer la pensée au réel ? (problème posé par l’idéalisme)

La solution que nous pouvons apporter à ce problème c’est que nous ne pouvons pas nous passer de nos représentations pour accéder au réel. Il est clair que nous ne pouvons pas toucher le réel en soi, de manière absolue. On ne peut pas comparer clairement la pensée au réel car ce dernier est extérieur à elle.
Le critère de Vérité ne dépend alors que de nos représentations subjectives puisque nous ne pouvons pas donner un sens clair à l’idée de correspondance entre matériel et immatériel.
La Vérité serait alors la comparaison de nos croyances avec d’autres croyances. La Vérité se trouve alors dans l’organisation interne de nos pensées.
Hegel posera cette théorie en disant que la Vérité est l’articulation des croyances. Une Vérité est une Vérité vraie si elle a une relation harmonieuse avec d’autres Vérités.

Nous avons vu que la correspondance étaient nécessaire à la compréhension de la Vérité. Puisque la correspondance de la pensée avec le monde n’est pas possible, cette correspondance (puisqu’elle est nécessaire) se fait alors dans l’intersubjectivité, dans la mise en relations des croyances des hommes.
Mais cette correspondance, même si elle est nécessaire, ne suffit pas à la compréhension de la Vérité. En effet, je peux raccrocher aux croyances vraies une multitude de croyances fausses qui viendront alors se raccorder sur le critère de vérité établi. Même si les croyances fausses viennent se greffer sur des croyances vraies, nous aurons toujours un système cohérent de croyances et nous ignorerons que nous nous trouvons dans un système qui est faussé.
Il est bien clair qu’une simple cohérence des croyances ne suffit pas pour atteindre la Vérité.

En solution à ce problème, le relativisme posera la Vérité comme étant une perspective individuelle. Le relativisme mettra en évidence une valorisation arbitraire de nos pensées. C’est une forme de perspective singulière sans universalité réelle. Dans la Vérité, on ne cherche alors pas le réel, le rationnel, mais avant tout le désir, le fantasme de chaque être pris dans sa singularité.
Mais le relativisme nous pousse à croire que toute Vérité n’est alors qu’un jugement de valeur comme un autre. Finalement, notre usage de la notion de Vérité serait un usage sans filet.
La notion de Vérité est-elle alors illusoire ? (cette théorie sera développée par le nihilisme)


Tous ces courants philosophiques cités jusque-là, le relativisme, le constructivisme, le nihilisme, ne sont que des constructions dramaturgiques de la philosophie. Leur résultat est non maitrisé.
- Le relativisme est l’expression dramatisée de notre inadéquation de nous-mêmes à l’absolu. Les relativistes vivent dans cette hantise d’un absolu qui est introuvable.
- Le constructivisme met en évidence un savoir qui est décontextualisé. Les constructivistes sont eux aussi sous l’emprise d’un idéal inaccessible.
- Le nihilisme c’est la « gueule de bois » des valeurs absolues d’autrefois. C’est un jeu du « Tout-ou-Rien ».
- Le post-modernisme c’est la posture philosophique incontrôlée. Les post-modernes sont tributaires de la sacralisation ; ils défendent l’idée selon laquelle il y a une absence totale des fondements absolus de nos pratiques.

En ce qui concerne les problèmes posés par la notion de Vérité, le scepticisme est irréfutable sur le plan théorique. Mais sur le plan pratique, c’est un courant largement critiquable. En effet, le scepticisme s’évanouit aussitôt que le sceptique reprend sa vie de tous les jours. Alors qu’en philosophant, le sceptique défend l’idée selon laquelle aucune valeur ne doit être considérée comme vraie, lorsqu’il arrête de travailler et reprend le cours normal de sa vie, il redevient un homme comme les autres, bien obligé de prendre les valeurs de la vie, et de les considérer comme vraies pour avancer et vivre tout simplement. Si je veux jouer aux cartes avec des amis et qu’en sceptique je me mets à penser que le jeu n’est qu’une illusion, que la chaise sur laquelle je suis assis est une illusion et que mes relations avec autrui sont aussi une illusion, alors je ne peux plus vivre. Le sceptique, pour vivre, doit laisser de côté son scepticisme et se mettre à avoir des croyances en la vie pour pouvoir vivre.

Il y a dans le courant sceptique, comme dans tous les courants philosophiques, une absence de convictions et la philosophie doit nous faire ressentir cette absence.

vendredi 18 février 2011

Qu'est ce que la vie ?

« Qu’est-ce que la vie ? », un questionnement qui a touché la plupart des penseurs depuis l’Antiquité puis des biologistes et scientifiques jusqu’à aujourd’hui.
Comment aborder cette notion de vie ? Comment définir en clair ce qu’est réellement la vie ?

En premier lieu, nous pourrions aborder cette question d’un point de vue purement scientifique : La vie est la propriété essentielle des êtres organisés qui évoluent de la naissance à la mort en remplissant des fonctions qui leur sont communes. Ces fonctions sont l’ensemble des phénomènes, comme la croissance, le métabolisme ou la reproduction, que présentent tous les organismes, animaux ou végétaux, de la naissance à la mort.
Comme le dit Xavier Bichat : « La vie est l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort. »
Ainsi, d’un point de vue purement scientifique, la notion de vie est ce qui correspond à la création des espèces, soit selon un discours créationniste comme la Genèse de la Bible ou bien selon un discours évolutionniste comme celui de Darwin. La vie, c’est aussi, d’un point de vue biologique, le maintien d’une espèce dans son environnement, par la reproduction tout d’abord, mais aussi par la nutrition, entrainant une croissance de l’organisme et son maintien en bonne santé.
Mais la vie, c’est aussi, selon Darwin, une sélection. En effet, la notion de vie ne consiste pas seulement en la création et en le maintien des espèces, mais également en la suppression de certaines d’entre elles. La théorie évolutionniste de Darwin consiste effectivement à dire que la Nature opère une sélection naturelle des espèces dans le temps selon ci ces dernières sont correctement adaptés à leur milieu ou non. Ainsi, celles qui ne s’adaptent pas aussi bien que leurs voisines, disparaissent nécessairement.


Mais la notion de vie implique beaucoup plus de choses qu’une simple analyse scientifique.
En effet, la vie, c’est aussi un concept philosophique, qui touche beaucoup d’auteurs, comme les vitalistes qui viennent s’opposer, à la fin du XVIIIe et au début du XIXe aux conceptions mécanistes du vivant héritées de Descartes ou encore les philosophes existentialistes ou phénoménologues.
En effet, la vie est, du point de vue vitaliste, à considérer comme une énergie se trouvant en tout être vivant, (un élan vital, selon Bergson) poussant tous les êtres à vivre chaque jour.
De cette façon, la vie n’est plus une notion que l’on peut simplement expliquer à partir du fonctionnement mécanique du corps. Le corps entier, ou l’être tout entier, corps et esprit, devient un principe vital. La vie n’est plus alors un mécanisme scientifique mais bel et bien une énergie, une volonté naturelle et intrinsèque à tout être humain.
Il est clair que ces courants philosophiques, qui font leur apparition après Descartes, ne posent plus la notion de vie sur tous les organismes vivants dans leur environnement mais visent plutôt à recentrer ce concept de vie sur l’homme et la recherche de sa connaissance, de son essence.
Pour les philosophes de la vie comme Sartre, Nietzsche ou Schopenhauer, la notion de vie ne renvoie plus à l’ensemble des êtres vivants mais véritablement à une réflexion sur l’homme lui-même.
La question « Qu’est-ce que la vie ? » devient alors source de nombreux autres questionnements qui sont beaucoup plus propres à « l’homme en temps qu’être vivant » en particulier, des questionnement à propos de l’existence humaine, de la volonté, de la liberté, de l’action et des passions des hommes.
Ainsi, pour tous ces auteurs phénoménologues ou existentialistes, la notion de vie devient un moyen de véritablement étudier l’Homme dans son for intérieur, d’en saisir son essence, ses caractéristiques premières, sa particularité et sa complexité. La notion de vie est alors devenue une pensée sur l’existence et la conscience de l’Homme.

Aristote, Ethique à Nicomaque, commentaire de texte Livre VI, Chap.13

L’Ethique à Nicomaque est un des trois ouvrages d’Aristote traitant de la philosophie morale. Cet ouvrage traite en partie d’une philosophie pratique visant à mener l’homme vers le Bonheur. Dans le livre VI notamment, l’auteur développe la notion de sagacité (phronèsis), terme autrement traduit par « prudence ». Un extrait du chapitre 13 nous permet de saisir le sens de cette notion de sagacité. En effet, quel est son rôle dans le fonctionnement de l’âme humaine ? Comment cette faculté qu’est la sagacité doit-elle s’articuler pour mener à bien son rôle, à savoir aiguiller l’homme dans ses choix face à des actions contingentes ? Et enfin en quoi la sagacité doit être qualifiée de nécessaire au genre humain pour que celui-ci atteigne sa fin ?
Dès le début de l’extrait, Aristote pose la notion de sagacité dans un rapport à d’autres notions tout aussi importantes que sont la vertu et l’habileté : « Le cas de la vertu est voisin de celui de la sagacité (phronèsis) dans ses rapports avec l’habileté (deinotès). » (Lignes 1,2).
Avant même d’en savoir plus sur la sagacité, celle-ci est d’entrée de jeu posée comme s’articulant dans un schéma précis, celui du fonctionnement de l’âme.
Quatre termes sont mis en évidence, « la sagacité », « la vertu naturelle », « l’habileté » et « la vertu au sens fort ».
Aristote établit rapidement des rapports entre ces quatre termes : la sagacité entretient un rapport de ressemblance (et non d’identité) avec l’habileté, tout comme la vertu naturelle entretient un rapport de ressemblance avec la vertu au sens fort.
Il semblerait donc que pour comprendre la notion de sagacité, il faille passer par la compréhension des notions d’habileté et de vertu. Et Aristote commence bien son texte par une explication précise de ce qu’est la vertu.
La pensée vulgaire, commune, est tentée de dire que la vertu nous est donnée par la nature. La vertu humaine serait donc en nous dès la naissance, comme quelque chose d’inné. Nous sommes dès la naissance disposés à devenir justes, tempérants, courageux : « Tout le monde pense en effet que les traits de son caractère lui sont donnés en quelque sorte par nature, car nous avons un sens de la justice, une inclination à la tempérance, un fond de courage et les autres vertus dès la naissance. » (Lignes 4, 5, 6).
Cependant, Aristote nous dit bien que cette idée d’une vertu innée est faussée. Ce qui est considéré ici comme vertu n’est qu’une apparence. En effet, ces dispositions, qui nous sont données dès la naissance, ne sont pas intentionnelles, elles ne sont pas une manifestation d’une volonté de Bien. C’est ce que sous-entend l’auteur lorsqu’il dit : « Car chez les enfants et les bêtes aussi, les dispositions naturelles (…) sont visiblement nocives. » (Lignes 9,10).
Pourquoi ces vertus innées sont-elles nocives ? Pourquoi sont-elles nocives pour les enfants et les bêtes ? Ce qu’ont en commun les enfants et les bêtes, c’est le non
développement de l’intelligence. A la différence que pour l’enfant, qui se développera en homme, l’intelligence apparaitra.
Il existe donc bien des vertus naturelles dès la naissance, nous les avons en nous dès le départ mais il ne suffit pas, selon Aristote, de les posséder pour en faire bon usage. En effet, pour bien user de ses vertus naturelles, il faut que l’homme développe son intelligence : « Car chez les enfants et les bêtes aussi, les dispositions naturelles se trouvent à titre d’états, mais faute d’intelligence, elles leur sont visiblement nocives. » (Lignes 9,10).
Ainsi, les vertus naturelles ne peuvent pas nous permettre d’atteindre le Bien car elles ne sont qu’à la simple forme d’états et non d’entité « active » permettant à l’homme de bien agir. Il faut que l’homme développe l’intelligence pour que ses vertus ne soient plus sous forme de simple état mais passent en actes, c'est-à-dire deviennent des vertus au sens fort.
Aristote nous donne donc la première description d’un fonctionnement de l’âme : les vertus naturelles, une fois l’intelligence développée, deviennent des vertus au sens fort.
De cette manière, si l’on en revient à la première phrase de l’extrait, nous pouvons maintenant saisir le rapport qu’entretiennent ces quatre notions de vertu, d’habileté et de sagacité : « La vertu se présente à peu près comme la sagacité, qui entretient avec l’habileté un rapport, non pas d’identité, mais de ressemblance : il y a le même rapport entre la vertu naturelle et la vertu au sens fort du terme. ».
Ces quatre termes formes donc deux couples de notions, correspondant respectivement aux deux parties de l’âme humaine. Ainsi, la partie calculatrice de l’âme se présente sous la forme de l’habileté évoluant en sagacité, et la partie morale de l’âme se présente sous la forme de la vertu naturelle évoluant en vertu au sens fort, ces deux évolutions nécessitant à chaque fois l’interaction de l’intelligence.
Comme il est facilement concevable de faire une nette distinction entre la vertu naturelle et la vertu au sens fort, comme vu plus haut, il reste encore difficile de bien saisir la nuance entre l’habileté et la sagacité. Cette nuance mérite à être explicitée, car Aristote le souligne bien : « la sagacité, qui entretient avec l’habileté un rapport, non pas d’identité, mais de ressemblance. » (Ligne 3).
En effet, la sagacité a pour condition nécessaire mais non suffisante l’habileté. Elle a besoin de cette puissance qu’est l’habileté mais ne se confond pas avec celle-ci. L’habileté, c’est la capacité à choisir les moyens adéquats en vue d’une fin, mais toujours de manière neutre, tandis que la sagacité est la capacité à choisir le « juste milieu ». La sagacité est une faculté de rationalité essentiellement liée à la contingence de notre monde. Elle ne peut donc se confondre avec l’habileté mais ne peut pas non plus se passer d’elle, puisqu’elle est la capacité à choisir dans le particulier, évolution de la capacité à choisir dans la généralité.
Mais il y a un dernier rapport entre ces deux parties de l’âme : bien évidemment la partie calculatrice de l’âme n’est pas isolée de la partie morale. C’est en cela que « la vertu au sens fort ne peut naitre sans sagacité. » (Ligne 17).
Quel est donc ce dernier rapport entre les différentes parties de l’âme?
Pourquoi peut-on dire que la vertu et la sagacité sont liées ? Pourquoi la vertu ne peut pas naitre sans sagacité ? Aristote nous explique que quand on décrit une vertu, on précise toujours la disposition qu’est cette vertu. Cette disposition est conforme à la droite règle, c'est-à-dire à la règle morale, règle morale qui elle-même exprime la sagacité. Ainsi, tout le monde à intuitivement conscience que les dispositions des vertus dans nos actions traduisent la prudence : « à chaque fois qu’il s’agit de définir la vertu, tout le monde précise la disposition qu’elle est et son objet en ajoutant que cette disposition est conforme à la droite règle (orthos logos), et la droite règle est celle qui exprime la sagacité. » (Ligne 22, 23, 24)
Nous pouvons donc noter que la sagacité, composante de la vertu, dans l’action, est toujours dans un rapport direct à une règle morale. Et certains en viennent donc à penser que les vertus sont donc des formes de sagacité. Aristote souligne ici l’erreur de compréhension de Socrate à ce propos, qui considérait que les vertus étaient elles-mêmes des formes de sagacité : « Et Socrate, en un certain sens, menait correctement ses enquêtes, mais en un autre sens, il était dans l’erreur, car en croyant que toutes les vertus sont des formes de sagacité, il commettait une erreur, mais en disant qu’elles ne vont pas sans sagacité, il avait bien raison. » (Lignes 19, 20, 21).
En effet, nous l’avons vu plus haut, il est clair que les vertus ne sont pas des formes de sagacité. Nous avons vu que vertu et sagacité sont deux notions bien distinctes, faisant chacune partie des deux parties distinctes de l’âme.
Mais effectivement, la vertu dépend toujours de la sagacité car la vertu naturelle ne peut devenir vertu au sens fort que si, non seulement l’intelligence de l’homme est développée, mais aussi si et seulement si la sagacité dans la partie calculatrice de l’âme est développée. Ainsi, la partie morale de l’âme ne peut se développer que si la partie calculatrice a elle aussi évoluée. Il y a donc un lien proche entre la rationalité de la partie calculatrice de l’âme et la dimension morale de l’autre partie.
Ce lien entre dimension intellective et dimension morale chez l’homme, Aristote le développe un peu plus loin : nous l’avons vu, la disposition de la vertu est conforme à la droite règle, et cette droite règle exprime la sagacité.
Aristote place ici l’idée de sagacité et de vertu dans la notion d’action. En effet, la disposition de la vertu, c'est-à-dire le comportement que nous avons dans notre action, est conforme à une règle morale, et cette règle exprime la prudence humaine. Autrement dit, la prudence, ou sagacité, est toujours liée, dans une action, à une dimension morale de l’homme, et c’est parce qu’elle est liée à cela que l’action en question est toujours tournée vers une fin, à savoir, pour l’homme, le bonheur.
Mais Aristote ajoute encore : « ce n’est pas seulement la disposition conforme à la droite règle qui est vertu, il faut encore que la disposition soit intimement unie (sunezuktai) à la droite règle : or, dans ce domaine, la sagacité est une droite règle. » (Lignes 27, 28, 29).
Ainsi, il ne suffit pas que le comportement de l’homme soit conforme à une règle morale pour que son action soit tournée vers le bien et que cet homme soit alors vertueux. En effet, Aristote précise ici que l’homme ne doit pas agir ‘parce qu’une règle morale dit aux hommes d’agir ainsi’ mais il doit agir d’une certaine façon parce qu’il aura lui-même intégré cette règle morale, devenue comme une partie de son
âme ; et cette partie de l’âme, c’est bien la sagacité dont nous parlions depuis le départ.
Nous pouvons maintenant comprendre comment prend forme la sagacité dans l’âme. Elle fait bien partie de la partie calculatrice de l’âme, mais prend sa forme définitive toujours par rapport à la partie morale de l’âme. Un homme vertueux, c'est-à-dire qui tend vers le bien en empruntant le chemin qui lui correspond, c’est un homme qui agit en fonction d’une règle morale de manière « intuitive », une règle morale qu’il aura intégrée et ressentie, et qui se nommera « sagacité ».
Ainsi, agir en vue d’un bien parce qu’on l’a ressenti, c’est véritablement ça être vertueux.
De cette façon, sagacité et vertu morale deviennent indissociables : « On ne peut être bon sans sagacité, ni non plus être sagace sans la vertu morale. » (Lignes 33, 34). En effet, ces deux notions, bien que chacune disposées dans des parties différentes de l’âme humaine, restent encore et toujours liées. En effet, un homme n’est vertueux que s’il agit par sagacité, c'est-à-dire par des choix réfléchis, rationnels face à des évènements contingents, et de même, la vertu morale, c'est-à-dire le fait de tendre vers le bonheur ne peut être effective que si l’homme a lui-même intégré la droite règle, c'est-à-dire qu’il n’est plus seulement habile (il ne fait plus seulement des choix de manière neutre, générale) mais qu’il est désormais prudent, c'est-à-dire qu’il fait des choix non pas de manière générale, mais de manière particulière pour emprunter un chemin qui est propre à son caractère individuel pour atteindre la fin visée par tous, le Bien.
Nous avons donc vu que la sagacité, c’est le fait de savoir atteindre la fin, c'est-à-dire, pour l’homme, le bien, par des raisonnements. La prudence est une vertu pratique car elle toujours tournée vers l’action. Elle est une connaissance de l’universel car c’est ce qui sert de principe à la délibération, mais c’est aussi une connaissance du particulier (et c’est cela qui fait sa particularité) c'est-à-dire une connaissance de la forme que l’action doit prendre pour tendre vers la fin voulue : « La sagacité n’est pas non plus seulement connaissance des choses universelles ; au contraire, elle doit aussi avoir connaissance des choses particulières, puisqu’elle est exécutive, et que l’action met en jeu ces choses-là. » (Ethique à Nicomaque, VI, 8)
Mais Aristote précise bien une nuance à la fin de l’extrait : « Il est donc clair que, même si la sagacité n’était pas exécutive, on aurait besoin d’elle, parce qu’elle est la vertu de cette partie de l’intellect à laquelle elle appartient. » (Lignes 35, 36). En effet, au-delà de son caractère exécutif, c'est-à-dire porté sur l’action, la sagacité demeure toujours nécessaire en l’homme. Elle est la vertu de la partie calculatrice de l’âme ; la sagacité, c’est ce qui fait aussi la sociabilité de l’homme, c’est ce qui lui permet de vivre dans le monde, de ne plus être seulement un intellect réfléchissant sur des choses générales, abstraites, mais d’être un individu dans le monde, et avec les autres, dans un monde contingent.
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Ainsi, la sagacité recherche le bonheur dans l’action, contrairement à la sagesse qui recherche la pure connaissance, sans rechercher le bien. La sagacité, elle, est un savoir toujours en vue d’une fin : « C’est pourquoi l’on dit d’Anaxagore, de Thalès et
de leurs semblables qu’ils sont des sages, mais non des hommes sagaces, vu qu’ils sont ignorants de leurs propres intérêts. Ils savent, dit-on, des choses exceptionnelles, stupéfiantes, difficiles, mais sans utilité, parce qu’ils ne cherchent pas les biens humains. » (Ethique à Nicomaque, VI, 8).
La sagacité, c’est ce qui règlemente les passions et les affects selon les circonstances. Ainsi l’homme prudent sait agir, après délibération, comme il faut pour aller vers une fin, à savoir le bonheur
La sagacité a donc pour objet des réalités empiriques, connues par la sensation et qui sont donc soumises à la discussion, à la délibération ; c’est ce qu’entend Aristote par : « la décision ne peut être correcte sans sagacité » (Ligne 37).
La décision de l’homme ne peut être correcte que si elle use de la sagacité et de la vertu morale, car la vertu est ce qui fait que l’homme tend vers cette fin qui est le bien, et la sagacité est ce qui fait qu’il a les moyens de tendre vers cette fin : « la vertu est ordonnée à la fin, et la sagacité nous fait exécuter les actions conduisant à cette fin. » (Ligne 38).
Cette analyse nous a permis de comprendre le fonctionnement de l’âme dans la philosophie d’Aristote. Ainsi, l’homme fonctionne dans un schéma bien précis, entre intellection, dimension morale et action.
Les hommes visent tous le Bien, et les hommes vertueux sont ceux capables de se donner les moyens d’aller vers ce Bien, par des choix réfléchis, volontaires et moraux.
Pour conclure, nous pouvons donc dire que la sagacité est la sagesse pratique au service de l’action manifestant une capacité de délibération et de décisions éclairées.