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vendredi 18 février 2011

Aristote, Ethique à Nicomaque, commentaire de texte Livre VI, Chap.13

L’Ethique à Nicomaque est un des trois ouvrages d’Aristote traitant de la philosophie morale. Cet ouvrage traite en partie d’une philosophie pratique visant à mener l’homme vers le Bonheur. Dans le livre VI notamment, l’auteur développe la notion de sagacité (phronèsis), terme autrement traduit par « prudence ». Un extrait du chapitre 13 nous permet de saisir le sens de cette notion de sagacité. En effet, quel est son rôle dans le fonctionnement de l’âme humaine ? Comment cette faculté qu’est la sagacité doit-elle s’articuler pour mener à bien son rôle, à savoir aiguiller l’homme dans ses choix face à des actions contingentes ? Et enfin en quoi la sagacité doit être qualifiée de nécessaire au genre humain pour que celui-ci atteigne sa fin ?
Dès le début de l’extrait, Aristote pose la notion de sagacité dans un rapport à d’autres notions tout aussi importantes que sont la vertu et l’habileté : « Le cas de la vertu est voisin de celui de la sagacité (phronèsis) dans ses rapports avec l’habileté (deinotès). » (Lignes 1,2).
Avant même d’en savoir plus sur la sagacité, celle-ci est d’entrée de jeu posée comme s’articulant dans un schéma précis, celui du fonctionnement de l’âme.
Quatre termes sont mis en évidence, « la sagacité », « la vertu naturelle », « l’habileté » et « la vertu au sens fort ».
Aristote établit rapidement des rapports entre ces quatre termes : la sagacité entretient un rapport de ressemblance (et non d’identité) avec l’habileté, tout comme la vertu naturelle entretient un rapport de ressemblance avec la vertu au sens fort.
Il semblerait donc que pour comprendre la notion de sagacité, il faille passer par la compréhension des notions d’habileté et de vertu. Et Aristote commence bien son texte par une explication précise de ce qu’est la vertu.
La pensée vulgaire, commune, est tentée de dire que la vertu nous est donnée par la nature. La vertu humaine serait donc en nous dès la naissance, comme quelque chose d’inné. Nous sommes dès la naissance disposés à devenir justes, tempérants, courageux : « Tout le monde pense en effet que les traits de son caractère lui sont donnés en quelque sorte par nature, car nous avons un sens de la justice, une inclination à la tempérance, un fond de courage et les autres vertus dès la naissance. » (Lignes 4, 5, 6).
Cependant, Aristote nous dit bien que cette idée d’une vertu innée est faussée. Ce qui est considéré ici comme vertu n’est qu’une apparence. En effet, ces dispositions, qui nous sont données dès la naissance, ne sont pas intentionnelles, elles ne sont pas une manifestation d’une volonté de Bien. C’est ce que sous-entend l’auteur lorsqu’il dit : « Car chez les enfants et les bêtes aussi, les dispositions naturelles (…) sont visiblement nocives. » (Lignes 9,10).
Pourquoi ces vertus innées sont-elles nocives ? Pourquoi sont-elles nocives pour les enfants et les bêtes ? Ce qu’ont en commun les enfants et les bêtes, c’est le non
développement de l’intelligence. A la différence que pour l’enfant, qui se développera en homme, l’intelligence apparaitra.
Il existe donc bien des vertus naturelles dès la naissance, nous les avons en nous dès le départ mais il ne suffit pas, selon Aristote, de les posséder pour en faire bon usage. En effet, pour bien user de ses vertus naturelles, il faut que l’homme développe son intelligence : « Car chez les enfants et les bêtes aussi, les dispositions naturelles se trouvent à titre d’états, mais faute d’intelligence, elles leur sont visiblement nocives. » (Lignes 9,10).
Ainsi, les vertus naturelles ne peuvent pas nous permettre d’atteindre le Bien car elles ne sont qu’à la simple forme d’états et non d’entité « active » permettant à l’homme de bien agir. Il faut que l’homme développe l’intelligence pour que ses vertus ne soient plus sous forme de simple état mais passent en actes, c'est-à-dire deviennent des vertus au sens fort.
Aristote nous donne donc la première description d’un fonctionnement de l’âme : les vertus naturelles, une fois l’intelligence développée, deviennent des vertus au sens fort.
De cette manière, si l’on en revient à la première phrase de l’extrait, nous pouvons maintenant saisir le rapport qu’entretiennent ces quatre notions de vertu, d’habileté et de sagacité : « La vertu se présente à peu près comme la sagacité, qui entretient avec l’habileté un rapport, non pas d’identité, mais de ressemblance : il y a le même rapport entre la vertu naturelle et la vertu au sens fort du terme. ».
Ces quatre termes formes donc deux couples de notions, correspondant respectivement aux deux parties de l’âme humaine. Ainsi, la partie calculatrice de l’âme se présente sous la forme de l’habileté évoluant en sagacité, et la partie morale de l’âme se présente sous la forme de la vertu naturelle évoluant en vertu au sens fort, ces deux évolutions nécessitant à chaque fois l’interaction de l’intelligence.
Comme il est facilement concevable de faire une nette distinction entre la vertu naturelle et la vertu au sens fort, comme vu plus haut, il reste encore difficile de bien saisir la nuance entre l’habileté et la sagacité. Cette nuance mérite à être explicitée, car Aristote le souligne bien : « la sagacité, qui entretient avec l’habileté un rapport, non pas d’identité, mais de ressemblance. » (Ligne 3).
En effet, la sagacité a pour condition nécessaire mais non suffisante l’habileté. Elle a besoin de cette puissance qu’est l’habileté mais ne se confond pas avec celle-ci. L’habileté, c’est la capacité à choisir les moyens adéquats en vue d’une fin, mais toujours de manière neutre, tandis que la sagacité est la capacité à choisir le « juste milieu ». La sagacité est une faculté de rationalité essentiellement liée à la contingence de notre monde. Elle ne peut donc se confondre avec l’habileté mais ne peut pas non plus se passer d’elle, puisqu’elle est la capacité à choisir dans le particulier, évolution de la capacité à choisir dans la généralité.
Mais il y a un dernier rapport entre ces deux parties de l’âme : bien évidemment la partie calculatrice de l’âme n’est pas isolée de la partie morale. C’est en cela que « la vertu au sens fort ne peut naitre sans sagacité. » (Ligne 17).
Quel est donc ce dernier rapport entre les différentes parties de l’âme?
Pourquoi peut-on dire que la vertu et la sagacité sont liées ? Pourquoi la vertu ne peut pas naitre sans sagacité ? Aristote nous explique que quand on décrit une vertu, on précise toujours la disposition qu’est cette vertu. Cette disposition est conforme à la droite règle, c'est-à-dire à la règle morale, règle morale qui elle-même exprime la sagacité. Ainsi, tout le monde à intuitivement conscience que les dispositions des vertus dans nos actions traduisent la prudence : « à chaque fois qu’il s’agit de définir la vertu, tout le monde précise la disposition qu’elle est et son objet en ajoutant que cette disposition est conforme à la droite règle (orthos logos), et la droite règle est celle qui exprime la sagacité. » (Ligne 22, 23, 24)
Nous pouvons donc noter que la sagacité, composante de la vertu, dans l’action, est toujours dans un rapport direct à une règle morale. Et certains en viennent donc à penser que les vertus sont donc des formes de sagacité. Aristote souligne ici l’erreur de compréhension de Socrate à ce propos, qui considérait que les vertus étaient elles-mêmes des formes de sagacité : « Et Socrate, en un certain sens, menait correctement ses enquêtes, mais en un autre sens, il était dans l’erreur, car en croyant que toutes les vertus sont des formes de sagacité, il commettait une erreur, mais en disant qu’elles ne vont pas sans sagacité, il avait bien raison. » (Lignes 19, 20, 21).
En effet, nous l’avons vu plus haut, il est clair que les vertus ne sont pas des formes de sagacité. Nous avons vu que vertu et sagacité sont deux notions bien distinctes, faisant chacune partie des deux parties distinctes de l’âme.
Mais effectivement, la vertu dépend toujours de la sagacité car la vertu naturelle ne peut devenir vertu au sens fort que si, non seulement l’intelligence de l’homme est développée, mais aussi si et seulement si la sagacité dans la partie calculatrice de l’âme est développée. Ainsi, la partie morale de l’âme ne peut se développer que si la partie calculatrice a elle aussi évoluée. Il y a donc un lien proche entre la rationalité de la partie calculatrice de l’âme et la dimension morale de l’autre partie.
Ce lien entre dimension intellective et dimension morale chez l’homme, Aristote le développe un peu plus loin : nous l’avons vu, la disposition de la vertu est conforme à la droite règle, et cette droite règle exprime la sagacité.
Aristote place ici l’idée de sagacité et de vertu dans la notion d’action. En effet, la disposition de la vertu, c'est-à-dire le comportement que nous avons dans notre action, est conforme à une règle morale, et cette règle exprime la prudence humaine. Autrement dit, la prudence, ou sagacité, est toujours liée, dans une action, à une dimension morale de l’homme, et c’est parce qu’elle est liée à cela que l’action en question est toujours tournée vers une fin, à savoir, pour l’homme, le bonheur.
Mais Aristote ajoute encore : « ce n’est pas seulement la disposition conforme à la droite règle qui est vertu, il faut encore que la disposition soit intimement unie (sunezuktai) à la droite règle : or, dans ce domaine, la sagacité est une droite règle. » (Lignes 27, 28, 29).
Ainsi, il ne suffit pas que le comportement de l’homme soit conforme à une règle morale pour que son action soit tournée vers le bien et que cet homme soit alors vertueux. En effet, Aristote précise ici que l’homme ne doit pas agir ‘parce qu’une règle morale dit aux hommes d’agir ainsi’ mais il doit agir d’une certaine façon parce qu’il aura lui-même intégré cette règle morale, devenue comme une partie de son
âme ; et cette partie de l’âme, c’est bien la sagacité dont nous parlions depuis le départ.
Nous pouvons maintenant comprendre comment prend forme la sagacité dans l’âme. Elle fait bien partie de la partie calculatrice de l’âme, mais prend sa forme définitive toujours par rapport à la partie morale de l’âme. Un homme vertueux, c'est-à-dire qui tend vers le bien en empruntant le chemin qui lui correspond, c’est un homme qui agit en fonction d’une règle morale de manière « intuitive », une règle morale qu’il aura intégrée et ressentie, et qui se nommera « sagacité ».
Ainsi, agir en vue d’un bien parce qu’on l’a ressenti, c’est véritablement ça être vertueux.
De cette façon, sagacité et vertu morale deviennent indissociables : « On ne peut être bon sans sagacité, ni non plus être sagace sans la vertu morale. » (Lignes 33, 34). En effet, ces deux notions, bien que chacune disposées dans des parties différentes de l’âme humaine, restent encore et toujours liées. En effet, un homme n’est vertueux que s’il agit par sagacité, c'est-à-dire par des choix réfléchis, rationnels face à des évènements contingents, et de même, la vertu morale, c'est-à-dire le fait de tendre vers le bonheur ne peut être effective que si l’homme a lui-même intégré la droite règle, c'est-à-dire qu’il n’est plus seulement habile (il ne fait plus seulement des choix de manière neutre, générale) mais qu’il est désormais prudent, c'est-à-dire qu’il fait des choix non pas de manière générale, mais de manière particulière pour emprunter un chemin qui est propre à son caractère individuel pour atteindre la fin visée par tous, le Bien.
Nous avons donc vu que la sagacité, c’est le fait de savoir atteindre la fin, c'est-à-dire, pour l’homme, le bien, par des raisonnements. La prudence est une vertu pratique car elle toujours tournée vers l’action. Elle est une connaissance de l’universel car c’est ce qui sert de principe à la délibération, mais c’est aussi une connaissance du particulier (et c’est cela qui fait sa particularité) c'est-à-dire une connaissance de la forme que l’action doit prendre pour tendre vers la fin voulue : « La sagacité n’est pas non plus seulement connaissance des choses universelles ; au contraire, elle doit aussi avoir connaissance des choses particulières, puisqu’elle est exécutive, et que l’action met en jeu ces choses-là. » (Ethique à Nicomaque, VI, 8)
Mais Aristote précise bien une nuance à la fin de l’extrait : « Il est donc clair que, même si la sagacité n’était pas exécutive, on aurait besoin d’elle, parce qu’elle est la vertu de cette partie de l’intellect à laquelle elle appartient. » (Lignes 35, 36). En effet, au-delà de son caractère exécutif, c'est-à-dire porté sur l’action, la sagacité demeure toujours nécessaire en l’homme. Elle est la vertu de la partie calculatrice de l’âme ; la sagacité, c’est ce qui fait aussi la sociabilité de l’homme, c’est ce qui lui permet de vivre dans le monde, de ne plus être seulement un intellect réfléchissant sur des choses générales, abstraites, mais d’être un individu dans le monde, et avec les autres, dans un monde contingent.
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Ainsi, la sagacité recherche le bonheur dans l’action, contrairement à la sagesse qui recherche la pure connaissance, sans rechercher le bien. La sagacité, elle, est un savoir toujours en vue d’une fin : « C’est pourquoi l’on dit d’Anaxagore, de Thalès et
de leurs semblables qu’ils sont des sages, mais non des hommes sagaces, vu qu’ils sont ignorants de leurs propres intérêts. Ils savent, dit-on, des choses exceptionnelles, stupéfiantes, difficiles, mais sans utilité, parce qu’ils ne cherchent pas les biens humains. » (Ethique à Nicomaque, VI, 8).
La sagacité, c’est ce qui règlemente les passions et les affects selon les circonstances. Ainsi l’homme prudent sait agir, après délibération, comme il faut pour aller vers une fin, à savoir le bonheur
La sagacité a donc pour objet des réalités empiriques, connues par la sensation et qui sont donc soumises à la discussion, à la délibération ; c’est ce qu’entend Aristote par : « la décision ne peut être correcte sans sagacité » (Ligne 37).
La décision de l’homme ne peut être correcte que si elle use de la sagacité et de la vertu morale, car la vertu est ce qui fait que l’homme tend vers cette fin qui est le bien, et la sagacité est ce qui fait qu’il a les moyens de tendre vers cette fin : « la vertu est ordonnée à la fin, et la sagacité nous fait exécuter les actions conduisant à cette fin. » (Ligne 38).
Cette analyse nous a permis de comprendre le fonctionnement de l’âme dans la philosophie d’Aristote. Ainsi, l’homme fonctionne dans un schéma bien précis, entre intellection, dimension morale et action.
Les hommes visent tous le Bien, et les hommes vertueux sont ceux capables de se donner les moyens d’aller vers ce Bien, par des choix réfléchis, volontaires et moraux.
Pour conclure, nous pouvons donc dire que la sagacité est la sagesse pratique au service de l’action manifestant une capacité de délibération et de décisions éclairées.

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