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vendredi 18 février 2011

De quoi l'art nous libère-t-il ?


L’Art est apparu très tôt au cœur des civilisations. Il perdure encore aujourd’hui alors qu’on ne cesse de dire qu’il est sans utilité, sans finalité. Si l’Art fait encore partie de nos vies, c’est parce qu’il entretient un lien fort avec l’homme au quotidien. En effet, nombreux sont ceux qui, grâce à l’Art, dans sa contemplation ou sa création, peuvent oublier leurs maux de tous les jours.
Il est donc clair que l’Art a un pouvoir libérateur. Mais en quoi consiste réellement ce pouvoir ? Autour de quoi s’organise-t-il ? Concrètement, de quoi l’Art nous libère-t-il ? Agit-il dans un rapport à notre corps, à nos sens ? Ou bien peut être est-il facteur d’une élévation de l’âme ? Finalement, n’est-il pas ce qui fait que nous sommes encore aujourd’hui en accord avec notre quotidien ?

Le premier point à poser est celui du statut de l’Art. En effet, rien ne peut être pensé à propos de l’Art si nous n’avons pas au préalable établit une base de ce qu’est l’Art et comment nous allons le considérer dans cette analyse. Il est donc essentiel, dans un premier temps, de rappeler que l’Art est libérateur. En effet, l’Art doit forcément être source de liberté car avant tout, l’Art se doit d’être bénéfique à l’homme. Effectivement, l’Art se doit de servir l’âme humaine. Si nous considérons que l’Art est libérateur, alors il sera toujours serviteur de l’âme. Et si l’Art est serviteur de l’âme, alors cela signifie qu’il libère l’homme de ses maux les plus douloureux, au quotidien. Mais avant d’être certains que l’Art nous libère des maux du quotidien, il nous faut bien entendu savoir ce que sont véritablement ces maux.
Nous savons que les maux naissent des sens, de notre corps et des sensations qui en découlent. Nous savons d’autant plus que les maux physiques, sensoriels provoquent les maux psychiques, les maux de l’âme. Dans ce cas, lorsque nous pensons que l’Art nous libère des maux quotidiens, nous pensons donc qu’il est capable de nous libérer du fardeau qu’est le monde sensible et de notre corps dans lequel l’âme se trouve enfermée.
En partant du principe que l’Art est une activité destinée à l’âme et non au corps, nous pouvons donc dire que l’Art a pour but de nous faire accéder à l’Idée. L’idée dont est chargé l’Art peut ici se traduire par « le monde intelligible », ou encore « la vérité ».
L’art a donc pour but de prendre soin de notre âme et de l’âme de tous les hommes. Par conséquent, l’Art qui n’applique pas cette règle ne peut pas être considéré comme de l’Art. Il est vrai qu’aujourd’hui nous appelons « Art » un certain nombre d’activités. Il serait donc judicieux de préciser quel est l’Art bénéfique, et quel est celui qui ne l’est pas.
En effet, certains Arts ne sont pas libérateurs, et ne peuvent donc pas, par conséquent, être considérés comme « Arts ». Si ces prétendus Arts ne sont pas libérateurs, cela veut donc dire qu’ils ne servent pas l’âme humaine, puisque nous avons vu plus haut que l’aspect libérateur de l’Art ne va pas sans son caractère bénéfique à l’homme.
Platon, dans le livre 10 de la République, accuse les peintres illusionnistes de faire un prétendu Art qui n’en est pas un. Pourquoi Platon ne considère-t-il pas les peintres illusionnistes comme de réels artistes ? Ces peintres illusionnistes possèdent pourtant un réel savoir-faire. Selon Platon, le savoir-faire n’est pas un critère de choix qui permet de classer la valeur des différents Arts. Si le philosophe ne considère pas les peintres illusionnistes comme des artistes, c’est parce que ce sont des peintres qui ne montrent pas les choses mais l’apparence des choses. En effet, ces artistes présentent à leur public des illusions qu’ils laissent passer pour de la réalité. Selon Platon, la peinture illusionniste n’est qu’une image de l’image de l’idée préalable. Elle se situe donc au second degré de vérité. Son critère de confiance n’est plus valable car elle est trop éloignée de l’idée de départ. Les œuvres qui sont trop éloignées de l’idée de départ véhiculent une certaine fausseté, du mensonge. En effet, plus l’œuvre s’éloigne de l’idée, plus elle a de chance de déformer, de transformer cette idée en quelque chose qui ne lui ressemble plus. Selon Platon, ce type d’Art est à rejeter car il encourage le spectateur à s’enfoncer dans sa disposition à se tromper.
Finalement, l’Art qui permettrait une élévation parfaite de l’âme serait un Art qui mettrait en images une idée, un concept, et non les choses en tant qu’elles sont des éléments de la Nature. Platon, dans le livre 2 des Lois, fait un éloge de l’Art égyptien ; selon lui, de part l’uniformité des personnages et dieux dessinés, l’Art égyptien représente une Idée et ne cherche pas à représenter une chose particulière faisant partie du monde. Selon l’auteur, l’Art égyptien est plus digne qu’un autre Art qui chercherait à reproduire avec exactitude un portrait donné. L’Art égyptien conceptualise l’Idée de portrait, conceptualise des scènes de la vie, etc. Cette idée de conceptualisation traduit donc un souci de l’Art d’être bénéfique pour l’homme, de tendre vers une amélioration de son âme et, par conséquent, d’être un véritable Art libérateur.
Ainsi, à travers l’idée de conceptualisation à travers l’image, l’Art nous libère du monde sensible pour nous ramener à ce qu’il y a d’essentiel chez l’homme : l’âme. L’Art nous donne une image immuable de l’être, contrairement au monde sensible qui est éphémère. L’Art, s’il est digne d’être Art, soumet la partie affective de l’homme à sa partie rationnelle.
Par ailleurs, Aristote dans La Poétique vient préciser cette idée ; selon lui, l’idée de Beau dans l’œuvre d’art s’adresse uniquement à l’esprit. L’artiste est là pour révéler cette idée de Beau nous permettant d’être en proximité avec l’âme, le monde intelligible et nous éloignant par conséquent du chaos que constitue le monde sensible.

Nous avons donc vu que l’Art, s’il est libérateur, doit l’être du monde sensible dans lequel nous vivons afin que nous puissions d’une meilleure façon nous rapprocher du monde intelligible et de la vérité qu’elle détient sur l’existence toute entière.
Mais l’Art doit-il être aussi radical avec le monde sensible ? Est-ce réellement le but de l’Art que d’éliminer sans concessions le monde sensible, qui est tout de même ce avec quoi nous vivons ?

Il serait intéressant de voir si l’Art en tant qu’il est libérateur est obligatoirement en opposition avec le monde sensible ou bien s’il ne peut pas être en accord avec ce dernier.
Il est clair que l’Art éveille l’âme. Il vise l’esprit des hommes et a pour but d’être bénéfique à eux. L’Art doit élever l’âme pour rendre l’homme bon ; en ce sens, l’Art adopte ici une fonction morale. Comme nous l’avons vu plus haut, l’Art peut être considéré comme Beau à partir du moment où il véhicule un concept, une Idée universalisable, immuable. En s’adressant à l’esprit, l’Art nous montre que le réel est rationnel, il nous fait accéder à la vérité vraie.
L’Art est, de plus, sûrement le meilleur moyen pour élever l’âme humaine. En effet, l’artiste est esprit et l’œuvre d’art est également esprit du fait qu’elle est créée par un esprit. Par conséquent l’œuvre d’art est l’esprit d’un esprit et est donc la mieux placée pour viser un but tel que l’élévation de l’esprit de l’homme.
Mais le fait que l’Art soit inévitablement rattaché au monde intelligible n’empêche pas de considérer la place du monde sensible dans le processus artistique. En effet, nous ne pouvons pas parler d’Art sans parler de matière, de sens. Sans matière sensorielle, l’art ne pourrait pas exister.
Avant de nous faire accéder à l’Idée, l’Art doit d’abord lui-même se servir d’outils pour y accéder. Ainsi, les matériaux sensibles se présentent à nous comme les outils nécessaires à l’Art pour qu’il puisse accomplir son acte libérateur. L’Art, à travers le monde sensible, nous permet d’accéder à la pensée. L’idée existe bel et bien dans l’Art et c’est ce que le spectateur recherche dans l’œuvre d’art qu’il contemple. Mais l’homme à besoin d’une « traduction » de l’idée véhiculée ; de cette manière, l’Art révèle la Vérité sous forme sensible.
Il est maintenant évident que l’Art ne peut exister en dehors des formes sensibles. Ces formes sensibles se traduisent par des symboles. Ces symboles sensibles dans l’Art ne sont qu’un moyen d’accéder aux significations intelligibles. De cette manière, en pensant l’idée à travers des symboles, nous parvenons à voir les choses comme des dignités en soi. En effet, l’Art, en passant par le biais de symbole, nous libère de la conception utilitaire du monde.
Finalement, l’Art libère des passions en les représentant.

Mais est-il vraiment nécessaire de concevoir que l’Art nous libère du monde dans lequel nous vivons ? L’Art ne peut-il pas exister dans et avec ce monde, en être la complémentarité ?

En effet, nous avons jusque là considéré que l’Art avait pour unique but la recherche constante de vérité. Mais concrètement, lorsque nous allons au musée, est-ce vraiment la vérité de notre univers que nous attendons ? Non, lorsque nous regardons une œuvre d’art, nous attendons en réalité qu’elle nous apporte une émotion. La volonté générale estime en effet qu’une œuvre d’art est belle ou du moins qu’elle fonctionne bien lorsqu’elle suscite en nous un certain nombre d’émotions.
Ces émotions, nous les recherchons dans l’Art car nous les rencontrons déjà dans la Nature. Wolfgang Köhler, psychologue allemand, nous explique comment fonctionne la naissance d’émotions dans la Nature. Les émotions sont traduites dans la Nature par des stimuli. Mais nous ne percevons jamais un stimulus de manière isolée comme l’on a l’impression de saisir une émotion isolée dans un moment précis. Non, ce que nous percevons dans la Nature et qui provoque en nous des émotions, ce sont les relations entre les stimuli. Ainsi, lorsque nous estimons qu’une œuvre d’art est belle ou qu’elle fonctionne bien, c’est parce que l’artiste qui a créé cette œuvre est parvenu à reproduire dans sa création les diverses relations entre les stimuli, exactement comme ceux de la Nature. Ainsi, l’Art ne tente pas d’imiter une vérité qui susciterait une émotion, il tente de reproduire les conditions qui vont générer cette émotion chez le spectateur.
Mais ces stimuli que nous trouvons dans la Nature et que l’artiste cherche à reproduire pour faire « fonctionner » son œuvre sont issus de notre propre perception. De cette manière, quand l’artiste reproduit une relation entre stimuli qui fonctionnerait pour lui fonctionnerait-elle pour le spectateur étant donné que les relations entre les stimuli de la Nature dépendent de la perception de chaque individu ?
Nous nous confrontons ici au problème entre l’Art et la perception.
Gombrich, dans son œuvre intitulée L’art et l’illusion nous dit : « La peinture est un acte et en conséquence, l’artiste a tendance à voir ce qu’il peint plutôt qu’à peindre ce qu’il voit. » (p73) ; Ce que veut nous dire Gombrich, c’est que finalement, l’acte de perception de l’artiste qui créé son œuvre se résume à ramener de l’inconnu vers du connu. En effet, l’artiste ne fait que mettre en matière ce qu’il connait déjà. Lorsque le peintre dit qu’il peint un certain paysage, il ne fait que peindre ce qu’il a envie de voir, ce qu’il pense voir. En réalité, ce que le peintre peint, ce n’est pas tant le paysage qui est en face de lui, mais le paysage qui s’est formé dans son esprit par le biais de sa culture, de ses expériences, de sa vie.
Finalement, nous pouvons constater que Gombrich nous apprend quelque chose de très important sur le monde : la réalité n’existe pas ; ainsi l’artiste ne se fonde sur rien d’autre que ce qu’il perçoit pour créer l’œuvre d’art.
Le problème de la perception face à l’Art n’empêche pas le processus de création. Toujours dans son ouvrage L’art et l’illusion, Gombrich nous explique pourquoi l’acte créateur existe au-delà du problème de la perception : « Quand nous parlons d’imitation de la Nature nous nous méprenons sur les traits caractéristiques de cette méthode. On ne saurait imiter ou transposer la Nature sans procéder d’abord à une séparation de ses éléments qui seront ensuite recomposés. » Ainsi, le travail de l’artiste réside en une reconstitution de chaque caractéristique de la Nature dans sa propre subjectivité, dans sa propre perception, afin d’en faire une œuvre d’art.
Nous pouvons donc dire encore une fois qu’il n’y pas de concept unique de réalité puisque la réalité de chacun dépend de la recomposition que l’on aura faite de chaque caractéristique de cette réalité. Finalement, le monde n’est rien d’autre que ma représentation du monde. Nelson Goodman vient préciser cette idée dans son ouvrage intitulé Manière de faire des mondes : « On ne peut avoir du monde qu’une image, image que nous construisons en fonction d’une pluralité de facteurs. ». Ainsi, plusieurs représentations du monde sont possibles, ce qui signifie qu’il y a plusieurs « mondes » possibles.
De cette façon, l’artiste, lorsqu’il créé, ne fait que donner à son public l’image du monde qu’il s’est lui-même créé. Dire que l’artiste reproduit la Réalité n’a aucun sens car cela supposerait un œil innocent, neutre sur le monde, ce qui est une chose impossible. La production artistique est une sélection de certaines caractéristiques du monde pour en faire un monde nouveau.
Nous pourrions nous demander pourquoi l’œuvre d’art ne regroupe que certaines caractéristiques du monde. N’est-elle pas capable de toutes les contenir ? Non, l’œuvre d’art ne peut pas contenir toutes les caractéristiques de la Réalité, sinon cela signifierait qu’elle est cette Réalité. Or l’œuvre d’art ne peut pas être l’ensemble de la Réalité puisqu’elle dépend de la perception d’un homme unique, l’artiste.
Par conséquent, une œuvre d’art dépend entièrement des caractéristiques du monde qui la constituent. Une œuvre d’art ne fonctionne qu’en relation avec un monde, celui que l’artiste perçoit. L’œuvre d’art est en constante relation avec les choses du monde ; lorsque nous ressentons un sentiment quand nous contemplons une œuvre, ce n’est pas parce que l’œuvre contient ce sentiment, ou contient la vérité qui suscite en nous ce sentiment. Lorsque nous ressentons ce sentiment, c’est parce que nous nous situons au moment précis où l’œuvre d’art est en accord avec ce sentiment qui est extrinsèque à elle. L’Art ne peut être Art que dans sa relation aux caractéristiques du monde, caractéristiques qui lui sont extrinsèques. Ainsi, on ne peut juger une œuvre d’Art seulement par rapport à ses qualités intrinsèques. Accepter le lien de l’Art à la réalité du monde, c’est comprendre l’Art en tant qu’il est Art.


Nous avons vu en quoi l’Art pouvait nous aider à nous libérer de notre monde sensible faussé, afin de mieux nous retrouver avec nous même, à savoir avec notre âme, notre esprit. Mais nous nous sommes rendus compte qu’il n’était pas forcément nécessaire d’exclure le monde sensible d’une manière aussi radicale mais qu’il était plus raisonnable de considérer ce monde comme un outil permettant l’élévation de l’intellect. Mais finalement, nous nous sommes demandé s’il était vraiment juste de rattacher sans cesse l’Art à l’Idée. Car finalement, l’Art n’est rien d’autre qu’une interprétation du monde ; Sans le monde, l’Art n’aurait pas lieu d’être et bien plus encore, sans l’Art, le rapport que nous entretenons avec ce monde n’aurait pas de moyen d’exister.

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