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jeudi 31 mars 2011

L'union de l'âme et du corps dans la correspondance avec Elisabeth de Descartes

La correspondance avec Elisabeth touche un point qui m’a particulièrement intéressé pour cet exposé, à savoir la question de l’union de l’âme et du corps et qui est un point crucial car il sera le point de départ des scissions et nouveaux systèmes, comme ceux de Spinoza ou Leibniz.
Mon exposé consistera à comprendre à travers les 4 premières lettres de la correspondance le problème de l’union entre l’âme et le corps qui semble être une limite posée au cartésianisme en ce qui concerne le système des passions.


Mais avant de comprendre ce qu’est l’union de l’âme et du corps, nous devons d’abord comprendre en quoi ces deux notions d’âme et de corps sont des contraires.

En effet, la distinction entre l’âme et le corps chez Descartes le pose comme un philosophe dualiste :
• le corps est localisé dans l’espace et le temps
Il peut être connu par les sens
Et il peut être l’objet des sciences qui en recherchent les mécanismes causaux.
• l’âme est en revanche localisée dans une intériorité qui n’est ni visible ni reconnaissable par autrui.
L’âme ne peut pas être l’objet d’une science car elle échappe au mode d’existence causal de la matière.

Ainsi, selon Descartes, le corps et l’âme sont deux substances réellement distinctes. Nous pouvons avoir une connaissance distincte de l’une des deux substances sans avoir besoin de concevoir l’autre.
La philosophie cartésienne adopte une claire préférence pour l’analyse et la décomposition des choses jusqu’aux éléments simples.
Elle répugne aussi à rapprocher les contraires pour en faire la synthèse, ce qui est une manière pour Descartes d’éviter la contradiction, de toucher à une « pureté des choses ».

En distinguant clairement l’âme du corps, Descartes tend à une définition la plus exacte possible de ces deux entités.
Dans les Méditations Métaphysiques notamment, Descartes se lance dans une quête au cours de laquelle il s’engage à douter de tout ce en quoi il croyait afin de découvrir ce dont il pouvait être certain. Dans ce travail, il en vient à découvrir qu’il peut douter du fait qu’il ait un corps (c'est-à-dire qu’il se peut qu’il ne soit qu’en train de rêver qu’il a un corps ou que c’est une illusion créée par un « malin génie ») mais il ne peut douter de l’existence de son esprit. Ceci est le premier indice pour Descartes qui montre que le corps et l’esprit sont deux choses réellement différentes.

Comme nous l’avons dit plus haut, l’âme est une « chose pensante » et une substance immatérielle. Son essence est la pensée et elle peut exister en dehors du corps qui lui est une substance étendue.


Dans la Correspondance avec Elisabeth, les premières lettres traitent de questions concernant l’âme et le corps. Il ne s’agit pas de leur distinction mais bien de leur union.
En effet, nous ne pouvons nier que malgré la différence de leur substance, l’âme et le corps ne cessent d’interagir entre eux, dans le système des passions (par exemple nous ressentons de la colère et nos mains se mettent à trembler, ou encore nous ressentons de la timidité et nos joues rougissent…)

Cette interaction entre l’âme et le corps conduit à un problème très profond concernant le dualisme cartésien : Comment un esprit immatériel peut-il causer quoi que ce soit dans un corps matériel, et inversement ?

C’est la première lettre de la correspondance qui pose cette première question de l’union entre l’âme et le corps.
Dans sa lettre du 16 Mai 1643, la princesse Elisabeth demande à Descartes :

« Comment l’âme de l’homme peut déterminer les esprits du corps, pour faire les actions volontaires (n’étant qu’une substance pensante). »

Autrement dit :
Comment l’âme inétendue peut-elle mouvoir le corps étendu, si le mouvement ne se fait que par pulsion ?

Cette première question de la princesse montre une bonne connaissance du cartésianisme : toute détermination du mouvement se fait par attouchement, par choc entre l’objet mouvant et l’objet mu, autrement dit par figure et mouvement.

Elisabeth conçoit bien que ce système d’attouchement entre objet mouvant et objet mu puisse fonctionner concernant la matière, mais il ne semble pas que cette explication puisse s’appliquer à l’âme en tant que substance pensante, telle que l’a défini Descartes. La princesse demande donc à Descartes de lui fournir une extension de la définition de l’âme, c'est-à-dire une définition de l’âme en tant que substance, détachée de sa fonction de penser, pour pouvoir comprendre comment elle peut agir sur le corps.

Descartes tente de répondre à la question posée par Elisabeth dans sa lettre du 21 Mai 1643.
Il commence par expliquer ce qu’est l’âme :
elle est deux choses importantes, à savoir une substance pensante, et une substance unie au corps.
Descartes précise ici qu’il n’a pas expliqué cette union des substances, s’étant appliqué à définir l’âme uniquement comme une substance pensante pour prouver sa distinction avec le corps.

« Car y ayant deux choses en l’âme humaine, desquelles dépend toute la connaissance que nous pouvons avoir de sa nature, l’une desquelles est qu’elle pense, l’autre, qu’étant unie au corps, elle peut agir et pâtir avec lui ; je n’ai quasi rien dit de cette dernière, et me suis seulement étudié à faire bien entendre la première, à cause que mon principal dessein était de prouver la distinction qui est entre l’âme et le corps ».


Le dualisme cartésien, malgré sa forte volonté de prouver la distinction entre l’âme et le corps, n’en exclu donc pas pour autant leur union.




Descartes divise son explication en 3 parties :

Nous avons des notions générales qui nous permettent de fonder tout le reste de notre connaissance.
• Le corps a pour notions générales l’extension, la figure et le mouvement.

• L’âme a pour notion générale la pensée, incluant les perceptions de l’entendement et les inclinations de la volonté.

• L’âme et le corps ensemble ont pour notion générale leur union, la force qu’a l’âme de mouvoir le corps, le corps d’agir sur l’âme, en causant ses sentiments et ses passions.

• Enfin, il existe des notions primitives indéfinissables, au sens de la définition scolastique par genre prochain et différence spécifique, comme l’être, le nombre ou la durée.


Selon Descartes, nous ne parvenons pas à saisir l’idée de l’union de l’âme et du corps car nous nous contentons de concevoir une substance selon sa notion primitive, ou générale. Ainsi, nous concevons l’âme comme étant sa propre notion primitive ; autrement dit, dans notre esprit, la substance pensante « est » la notion primitive de pensée. Nous concevons l’âme dans son unique différence d’avec la substance étendue et nous oublions que nous pouvons la concevoir autrement ; en effet, il y a possibilité d’appréhender la substance pensante sous une autre notion que celle de la pure pensée, c'est-à-dire par la notion primitive de l’union de l’âme et du corps.





On peut donc noter que la pensée cartésienne peut suivre deux orientations.

• La première consiste à identifier la substance, à expliquer en quoi l’attribut essentiel de chaque substance détermine la façon d’être substance de l’âme, et la façon d’être substance du corps.
La façon d’être substance de l’âme, qui est la pensée, est différente de la façon d’être substance du corps, qui est l’étendue.
Descartes utilisera cette orientation afin de prouver l’originalité de l’âme et sa distinction avec le corps.

• Mais lorsqu’il souhaite prouver l’union de l’âme avec le corps, comme dans la Correspondance avec Elisabeth, il prendra la deuxième orientation, celle qui tend à séparer la substance de son attribut essentiel. C'est-à-dire ne plus concevoir l’âme par sa faculté de pensée et ne plus concevoir le corps comme sa faculté d’être matière.
De cette manière, nous ne percevons plus la notion de pensée comme le centre des actes de l’âme, comme ce qui nous la fait connaitre comme substance pensante.
Une autre idée de l’âme devient alors possible, précisément celle qui nous la fait connaitre dans son union au corps.


Mais la substance pensante et la substance étendue ne peuvent cependant pas être comprises autrement que par leur attribut essentiel : on ne peut pas comprendre les modalités du corps par la notion de la pensée ou comprendre les modalités de l’âme à partir de la notion primitive de l’étendue.

Ainsi, on a confondu, selon Descartes « la notion de la force dont l’âme agit dans le corps » et « celle dont un corps agit dans un autre. »

Toujours dans la lettre du 21 Mai 1643, Descartes nous parle de la notion de pesanteur.
Nous nous représentons comme pesanteur une force qui met en mouvement le corps vers le centre de la terre, sans que le mouvement soit produit par un contact d’un corps sur un autre.
Pour Descartes, cette action sans contact n’est pas recevable. Alors pourquoi cette notion d’une force agissant sur un corps nous semble si naturelle, surtout si elle n’a aucune consistance physique ?
Descartes explique cela en disant que la notion de pesanteur est une notion primitive innée à l’esprit qui relève de l’union de l’âme et du corps. La pesanteur nous permet de nous représenter comment l’âme agit sur le corps, c'est-à-dire sans véritable contact physique.


Dans sa lettre du 20 Juin, la princesse n’est pas convaincue par l’exemple de la pesanteur donné par Descartes dans la lettre précédente.
Elle n’arrive pas à comprendre pourquoi l’exemple de la pesanteur peut nous aider à concevoir comment une chose immatérielle (l’âme) peut mouvoir une chose matérielle (le corps).
Descartes semble effectivement avoir posé l’idée de la pesanteur (c'est-à-dire le mouvement d’un corps causé par quelque chose d’immatériel) comme quelque chose de « bien fondée » que tout le monde devrait pouvoir comprendre.
La princesse trouve contradictoire de concevoir l’immatériel (entendu uniquement pour elle comme une négation de la matière) comme ayant le pouvoir d’agir sur la matière même.

Quand Descartes répond à Elisabeth, il précise et souligne de quelles différentes façons nous concevons séparément l’âme, le corps, et l’union de l’âme et du corps.

• « L’âme ne se conçoit que par l’entendement pur » : Comme l’âme est distincte du corps, nous ne pouvons la concevoir que par une représentation qui est elle aussi distincte du corps. Cette représentation de l’âme se fait par l’entendement.

• « Le corps, c'est-à-dire l’extension, les figures et les mouvements se peuvent aussi connaitre par l’entendement seul, mais beaucoup mieux par l’entendement aidé de l’imagination » : Par sa puissance de penser, l’esprit peut concevoir un étant qui se distingue de lui-même. Cette puissance de penser qui permet à l’esprit de se distinguer d’un autre étant, c’est l’imagination. L’esprit se détourne de lui-même pour penser un étant qui diffère de sa propre nature.

• Et enfin, « L’union de l’âme et du corps (…) se connait très clairement par les sens » : Nous ne pouvons pas concevoir l’union de l’âme et du corps soit par l’entendement soit par l’imagination car ces deux facultés sont des facultés de penser l’âme et le corps de manière distincte.
Les sens sont donc cette troisième faculté qui permet de concevoir l’âme et le corps ensemble, comme une unité. Les sens nous donnent une connaissance claire de l’union de l’âme et du corps, mais nous ne pouvons concevoir cette union que par les sens.
Selon Descartes, si nous philosophons, alors nous retombons dans l’idée de la distinction des substances ; ce n’est qu’en arrêtant de penser, d’utiliser notre entendement et notre imagination, que nous pouvons enfin saisir l’union de l’âme et du corps.

« Ceux qui ne philosophent jamais, et qui ne se servent que de leurs sens, ne doutent point que l’âme ne meuve le corps, et que le corps n’agisse sur l’âme ; mais ils considèrent l’un et l’autre comme une seule chose, c'est-à-dire, ils conçoivent leur union ; car concevoir l’union qui est entre deux choses, c’est les concevoir comme une seule. Et les pensées métaphysiques, qui exercent l’entendement pur, servent à nous rendre la notion de l’âme familière ; et l’étude des mathématiques, qui exerce principalement l’imagination en la considération des figures et des mouvements, nous accoutume à former des notions du corps bien distinctes ; et enfin, c’est en usant seulement de la vie et des conversations ordinaires, et en s’abstenant de méditer et d’étudier aux choses qui exercent l’imagination, qu’on apprend à concevoir l’union de l’âme et du corps. »


Finalement, pour pouvoir à la fois concevoir la distinction des substances et en même temps leur union, il faut savoir conduire ses pensées.

C’est ce que Descartes propose à la princesse pour résoudre toutes les questions qu’elle s’est posée jusque-là.
Si la princesse ne parvient pas à concevoir qu’une substance immatérielle puisse avoir une influence sur une substance matérielle, alors elle n’a qu’à attribuer à l’âme l’idée de matière et d’extension.

Il est permis, selon Descartes, d’attribuer de l’étendue à l’âme, quand il s’agit de se représenter l’union de l’âme avec le corps. Car attribuer de l’étendue à l’âme, ce n’est rien d’autre que de la concevoir uni au corps.

De cette façon, la princesse pourra concevoir l’union de l’âme et du corps et en même temps concevoir leur distinction quand ça sera nécessaire.
Pour ça, il lui suffira simplement de se rappeler que la matière qu’elle a attribuée à l’âme n’est pas la pensée même et que l’essence de la substance pensante n’a rien de matériel.

« Mais puisque Votre Altesse remarque qu’il est plus facile d’attribuer de la matière et de l’extension à l’âme, que de lui attribuer la capacité de mouvoir un corps et d’en être mue, sans avoir de matière, je la supplie de vouloir librement attribuer cette matière et cette extension à l’âme ; car cela n’est autre chose que la concevoir unie au corps. Et après avoir bien conçu cela, et l’avoir éprouvé soi-même, il lui sera aisé de considérer que la matière qu’elle aura attribué à cette pensée, n’est pas la pensée même, et que l’extension de cette matière est d’autre nature que l’extension de cette pensée, en ce que la première est déterminée à certain lieu, duquel elle exclut toute autre extension de corps, ce que ne fait pas la deuxième. Et ainsi Votre Altesse ne laissera pas de revenir aisément à la connaissance de la distinction de l’âme et du corps, nonobstant qu’elle ait conçu leur union. »
















Pour conclure, je vais reprendre rapidement mon exposé en 5 étapes clés :



• Première étape : Descartes se présente d’abord comme un philosophe dualiste : l’âme et le corps sont à considérer au départ comme deux substances totalement distinctes, et qui ont chacune des attributs différents.
 La substance pensante se définit par sa faculté de penser
 La substance étendue se définit par sa faculté à être matière

• Deuxième étape : On constate que la correspondance avec la princesse Elisabeth vient poser les limites de la théorie de la distinction des substances : Elle pose cette question : Comment expliquer à la fois deux substances différentes l’une de l’autre et en même temps expliquer la relation entre l’âme et le corps dans la mesure où ils agissent l’un sur l’autre ?

• Troisième étape : Descartes explique alors à la princesse de quelle manière il faut concevoir les substances pensante et étendue : pour comprendre l’union de l’âme et du corps, il faut savoir distinguer la substance de son attribut essentiel.
Autrement dit, il faut savoir considérer l’âme au-delà de sa faculté de penser, et il faut savoir considérer le corps au-delà de sa faculté d’être matière.

• Quatrième étape : Une fois qu’on a pu concevoir les substances isolées de leur attribut, on peut alors comprendre qu’il est permis d’attribuer « de manière idéologique » de la matière à l’âme pour concevoir son influence sur le corps.

• Cinquième étape : Descartes explique finalement que le meilleur moyen de vraiment saisir l’union de l’âme et du corps, c’est avant tout de savoir se détacher de toute réflexion philosophique. C’est en arrêtant d’utiliser son entendement et son imagination, et ne se fiant que à nos sens, que l’union de l’âme et du corps nous paraît la plus naturelle et la plus évidente.
C’est finalement en comprenant que la substance peut être détachée de son attribut qu’on peut ensuite nous-mêmes nous détacher de notre entendement et de notre imagination pour comprendre l’union de l’âme et du corps.
Se tourner totalement vers nos sens, et uniquement vers nos sens, c’est en fait faire un travail sur soi-même qui consiste à détacher de notre substance pensante son attribut de pensée, et détacher de notre substance étendue sa faculté d’être matière.

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